Définition européenne du viol: obstacle juridique ou idéologique?

Article par Lila Salmi

 

Le 8 mars 2022, une directive dans le cadre de la lutte contre les violences faites aux femmes a été émise par l’Union européenne. Ce mardi 6 février, le Parlement européen, conjointement avec les pays de l’UE, ont finalement décidé de mettre en place cette directive sans y inclure une définition du viol qui faisait débat depuis presque deux ans et sur laquelle se divisaient les États membres. Une stratégie 2020-2025 de la Commission européenne en faveur de l’égalité entre hommes et femmes est déjà à l’ordre du jour avec des mesures visant à mettre un terme à la violence à l’égard des femmes et à la violence domestique.

Contextualisation 

S’y ajouterait donc, afin d’inscrire ces questions dans la loi européenne, cette directive sur les violences faites aux femmes et les violences domestiques. Cette dernière a pour ambition d’harmoniser les mesures prises par les États membres afin de lutter plus efficacement alors que plus de 100 000 viols sont enregistrés dans l’UE en 2018 selon l’Institut national français de la statistique et des études économiques (INSEE). Les infractions suivantes seraient érigées en infractions pénales dans l’ensemble de l’UE: les mutilations génitales féminines, la traque furtive en ligne, le cyberharcèlement, le partage non consenti d’images intimes et l’incitation à la haine ou à la violence en ligne. Mais c’est un autre point qui pose problème et empêche les négociations d’avancer. En effet, l’UE souhaiterai à travers cette directive faire du viol un “eurocrime” défini par l’absence de consentement dans le but d’harmoniser les sanctions pénales dans les 27 États membres. Cette directive n’est pas le premier effort d’harmonisation en Europe. La Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique entrée en vigueur en avril 2014 est par ailleurs à l’origine de cette définition du viol. L’UE y a adhéré en juin dernier soit cinq ans après l’avoir signée, faute de consensus, afin que ses dispositions soient adoptées dans les pays de l’union ne l’ayant pas ratifiée. 

Cette directive est en négociation depuis deux ans et la définition du viol apparait cristalliser les oppositions que rencontre la Commission de la part du Conseil européen. Le fait que des États comme la Hongrie et la Pologne s’y opposent ne surprend pas au vu de leurs politiques nationales et des valeurs mises en avant par leurs gouvernements. Mais c’est l’opposition moins attendue d’États censés êtres progressistes sur ces questions qui pose réellement problème. C’est en particulier le cas de l’Allemagne, des Pays-bas et de la France. 

Problème juridique 

Pour justifier leur opposition à cette mesure, les États avancent dans un premier temps l’argument juridique. Faire du viol un eurocrime et harmoniser les sanctions légales prises ne relève pas selon eux de la compétence de l’UE. Le viol n’appartient en effet pas à la liste des infractions énumérées par l’article 83 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et faisant l’objet de sanctions harmonisés au niveau européen, qualifiées d’  « eurocrimes ». L’Union européenne est par exemple juridiquement compétente pour traiter les affaires concernant l’exploitation sexuelle du corps des femmes, point sur lequel s’appuie la Commission pour soutenir cette directive. Considérer le viol comme appartenant à cette catégorie d’infraction pénale revient à les percevoir comme un problème global et structurel plus qu’un acte individuel et isolé comme l’explique Mathias Couturier, maitre de conférence en droit privé à l’Université de Caen. Mais la France, comme l’Allemagne et les Pays-bas, considèrent que la pénalisation du viol relève de la compétence des États et rejètent toute atteinte potentielle à la souveraineté nationale. Ces Etats ont peur qu’une telle mesure ne crée un précédent pour l’avenir. 

Le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti a tenu à rappeler cette position jeudi dernier lors d’une audition face à la délégation aux droits des femmes. « Il s’agit d’un débat de compétences de l’UE », a déclaré Éric Dupond-Moretti. De plus, selon ce dernier, le manque de base légale sur lequel repose cet article 5 pourrait conduire à une annulation de l’ensemble de la proposition par la Cour de justice de l’Union européenne. Pourtant, cette opposition est avancée par des états ayant ratifié la convention d’Istanbul sur laquelle se base la définition du viol que souhaite adopter l’Union européenne. Cette ratification a même poussé de nombreux États, dont l’Allemagne, à modifier leur législation.  

Problème idéologique 

Autre raison de s’opposer à cette directive avancée par les États: la définition du viol en elle même. C’est surtout la France qui semble poser problème sur ce point là. En effet, sa définition diffère de celle que l’UE souhaite adopter. L’Allemagne et les Pays-bas ont quant à eux une définition similaire. La législation néerlandaise est d’ailleurs en train de changer pour inclure la notion de consentement dans sa loi et la loi allemande l’inclut déjà, du moins partiellement.

En revanche, la définition française ne repose pas sur la notion de consentement et  l’article 222-23 du code pénal définie le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol » La France n’est pas la seule à s’être dotée d’une telle définition car 11 pays européens possèdent une définition basée sur la contrainte comme élément constitutif du crime. Éric Dupond-Moretti affirme que « Notre définition du viol protège les victimes et permet de sanctionner lourdement les auteurs en s’attachant à démontrer la responsabilité de l’agresseur qui impose une relation sexuelle non consentie ». Selon lui, « la législation française est une des plus répressives d’Europe » et la loi européenne offrirait ainsi moins de protection aux victimes. 

Les ONG féministes contestent presque unanimement cette position et l’ont fait savoir à de nombreuses reprises. Elles considèrent que cette définition limite le nombre de poursuites et de condamnations car il est demandé à la victime de prouver qu’elle a résisté. Or, les nombreuses femmes confrontées à de telles violences ne sont pas en capacité de résister sur le moment allant jusqu’à parfois se trouver dans un état de sidération. Selon Noémie Gardais, responsable du plaidoyer international au Planning, « Introduire la notion de consentement signifie reconnaître ce que les victimes ont à dire » rapporte Euractiv. Evin Incir, co-rapporteuse de la directive, soutient à Mediapart que « Dans tous les pays où la législation a changé, les condamnations ont augmenté. ». Ça a notamment été le cas en Suède et au Canada. « Nous demandons à la France et à l’Allemagne d’avancer sur ces questions », a déclaré Frances Fitzgerald, eurodéputée conservatrice irlandaise (PPE) et co-rapporteuse du dossier pour la commission des droits de la femme (FEMM). Camille Butin, conseillère à l’IPPF a également réagit: selon elle « M. Macron se décrit comme un leader féministe en Europe, mais lorsqu’il a l’occasion d’avoir un impact majeur sur les droits des femmes, il la bloque ». D’autres membres du gouvernement rejoignent cette position critique. Le ministre des affaires étrangères Stéphane Sejourné signait par exemple une tribune parue le 12 décembre 2023 dans le Monde qui fait mention d’un « soutien plein et entier à la proposition du Parlement européen d’une définition européenne du viol, fondée sur le non-consentement ». 

Mais le débat persiste quant aux bénéfices qu’apporteraient aux victimes la définition européenne du viol et ce notamment en raison de l’avis de certains experts s’étant prononcés sur la question. Manon Garcia, philosophe française et militante engagée dans les droits des femmes défend la définition française du viol dans une tribune parue dans le Monde en décembre dernier. Si Véronique Riotton, députée Renaissance affirme qu’« En introduisant le consentement dans la loi sur le viol, on s’attaque à la culture du viol. », Manon Garcia répond que définir le viol par le non-consentement reviendrait à reporter la responsabilité sur le comportement de la victime et non de l’agresseur. Elle va même jusqu’à affirmer que « C’est une erreur – et une erreur sexiste ! – que de définir le viol par le non-consentement. ». La définition française comprend déjà le consentement de manière implicite et selon elle « Les conséquences pratiques sont claires : si l’on définit légalement le viol par le non-consentement, on considère que c’est le comportement de la victime qui fait le viol et non celui du violeur. ». Avec cette définition, seul l’avis de la victime place la barrière entre sexe et viol. 

Les débats sont encore si vifs que des doutes se font ressentir quant à la possibilité d’adopter un jour cette directive alors même que le seul accord de la France suffirait à obtenir une majorité. Selon Mediapart, Frances Fitzgerald, eurodéputée libérale irlandaise défendant le texte, avouerait « son scepticisme sur la possibilité de faire aboutir dans cette directive une définition juridique européenne commune du viol fondée sur la notion de non-consentement ». Mais l’eurodéputée suédoise Evin Incir garde espoir et affirme que  « tout peut changer jusqu’au bout ». Malgré les propos tenus par Éric Dupond-Moretti il serait pour elle encore temps de « mettre la pression sur Macron ». 

Conclusion

Il faut également rappeler que cette loi a un coût. Elle contraindra l’ensemble des États membres à mettre en place des structures coûteuses. Parmi elles, des lieux d’accueil pour les victimes, des permanences téléphoniques gratuites ou encore un budget pour former les différents acteurs du processus. L’UE exigera notamment une capacité d’accueil d’une famille pour 10 000 habitants dans chaque État membre.

Si ce débat a mobilisé une telle diversité d’acteurs divisés sur la question c’est qu’il a un réel enjeu en termes de conséquences sur la vie pratique des victimes qui décideront de poursuivre leur agresseur en justice. 

S’accorder sur cette directive était belle et une urgence: ces débats constituaient un obstacle à une réponse digne de ce nom à un problème d’ampleur encore plus large alors que des femmes souffrent chaque jour de ces lacunes juridiques. On pourrait même s’étonner que de telles mesures n’aient pas été prises plus tôt alors que l’agence européenne des droits fondamentaux recense au moins sept féminicides européens par jour. La présidence espagnole a beaucoup travaillé sur cette question au cours des six derniers mois mais le sujet est pourtant encore d’actualité et ne semble pas être au centre des préoccupations de la présidence Belge, notamment en raison des élections de juin prochain. La question pressait d’autant plus que c’est une Hongrie conservatrice présidée par Viktor Orban qui prendra la tête du Conseil de l’Union européenne d’ici cinq mois. 

Selon Marilyn Baldeck, spécialiste des violences sexistes et sexuelles, cette loi n’est pas « magique » et devrait également « être accompagnée de tout un tas d’autres mesures ». 



Articles recommandés