annus horribilis: expression latine utilisée pour décrire une année de crise.
L’année 2015 fut dans l’histoire de l’Union Européenne sans doute celle qui aura vu le plus grand nombre de crises se succéder. Aujourd’hui, l’Union Européenne est menacée d’éclatement et de déconstruction. Il convient ici de revenir pour quelles raisons l’année 2015 peut être qualifiée d’annus horribilis.
2015: l’année où la Grèce faillit être exclue de la zone euro.
Secouée depuis 2010 par une crise économique sans précédent, la Grèce vit sous perfusion de ses créanciers qui en contrepartie exigent des réformes censées moderniser son économie. Depuis 2010, deux plans d’aide internationaux ont été accordés à la Grèce et huit plans d’austérité ont été votés. Ces politiques économiques, responsables d’une véritable « casse sociale » dans le pays, ont eu pour effet un rejet progressif et massif du politique et des partis traditionnels qu’ils soient de gauche (PASOK) ou de droite (Nouvelle Démocratie). Avec la menace de l’émergence du parti néonazi Aube Dorée, les élections de janvier 2015 s’annonçaient explosives.
Le 25 janvier, lors des élections législatives, Syriza, parti de gauche radicale, obtient le plus grand nombre de voix à la Vouli. Son leader, Alexis Tsipras, devient premier ministre. Si ce nouveau parti est contre l’austérité et les politiques menées dans le pays depuis 2010, le jeune premier ministre n’est pas pour autant eurosceptique ou europhobe, il entend maintenir son pays dans la zone euro. Néanmoins, la nécessité de négocier un troisième plan d’aide international de plusieurs milliards d’euros avec la Troïka (Commission Européenne, Banque Centrale Européenne et Fond Monétaire International) laisse présager de houleuses négociations. Ce nouveau plan est primordial car il doit prendre le relai du second négocié trois ans auparavant. Cette aide doit aussi permettre d’alimenter l’État grec en liquidités pour qu’il puisse servir sa dette envers le FMI le 30 juin. Alors que l’échéance fatidique approche et avec elle le risque de voir la Grèce en situation de défaut de paiement, aucun accord n’est trouvé.
Au fil des mois les négociations n’avancent pas. La situation se dramatise avec l’annonce d’un référendum par le premier ministre grec le 27 juin. Cette annonce a pour conséquence directe la suspension des négociations entre Athènes et ses créanciers. Le même jour, le gouvernement décide de fermer les banques du pays afin d’éviter une fuite massive des capitaux vers l’étranger, ce qui rendrait la situation encore plus critique et instable. La question posée aux grecs le 5 juillet est la suivante: « êtes-vous d’accord pour accepter les conditions exigées par la troïka pour le lancement d’un troisième plan d’aide international? ». Le gouvernement a appelé à voter « όχι », c’est-à-dire « non ». Analyser ce positionnement comme une volonté de sortie de la zone euro serait faire fausse route. En votant « contre » à 61,3%, les Grecs n’ont pas remis en question leur appartenance à la zone euro, mais se sont positionnés contre les mesures libérales qui frappent le pays depuis 2010.
Avec ce référendum, Alexis Tsipras est renforcé par une très large majorité de soutiens. C’est alors que les négociations reprennent et que les antagonismes s’exacerbent. La zone euro et l’Union Européenne se fracturent alors entre deux lignes distinctes. La première, Allemagne en tête avec son inflexible ministre des finances Wolfgang Schaüble. Cette ligne, pro-rigueur, souhaite qu’Athènes aille plus loin dans les réforme libérales déjà entamées. Cette ligne, soutenue par la Finlande et la Slovaquie n’exclut pas un possible « Grexit » si aucun n’accord n’est trouvé. De l’autre côté, la ligne favorable au maintien de la Grèce dans la zone euro au prix de longues négociations et de compromis est incarnée par la France et son Président de la République, François Hollande. Cette ligne est soutenue par l’Italie et Chypre. Cet épisode a montré les fractures qui existent au sein de la zone euro sur la ligne à adopter lorsqu’un État membre ne peut plus rembourser ses dettes.
Le 12 juillet, après un ultime Conseil des ministres des Finances de l’Eurogroupe, aucun accord final n’est trouvé. Un Conseil européen de l’Eurogroupe est convoqué en urgence pour statuer et trouver un accord pour sortir de l’impasse. L’ombre d’un « Grexit » est plus que jamais menaçante. Ce sommet européen, qualifié par certains analystes de « conseil de la dernière chance », ne portera jamais aussi bien son nom.
Finalement, après une longue nuit de négociations, un accord final est trouvé au matin du 13 juillet. Cet accord prévoit la poursuite des négociations pour un troisième plan d’aide en contrepartie de réformes sérieuses de la part de la Grèce. Avec cet accord, Athènes est maintenue dans la zone euro. Le 16 juillet, le Parlement grec vote un nouveau plan de rigueur, le neuvième en 5 ans. En contrepartie le pays recevra des liquidités lui permettant de rembourser sa dette envers le FMI puis la BCE. Conscient de son échec dans les négociations, Alexis Tsipras démissionne de ses fonctions le 20 août et renvoie les citoyens grecs aux urnes. Sa réélection le 20 septembre avec 35,53% des voix montre le maintien de la confiance des électeurs grecs envers lui pour faire entendre la voix grecque lors des prochaines négociations.
Si la menace du départ de la Grèce de la zone euro est perçue comme une sanction, le possible départ de Royaume-Uni de l’Union Européenne serait, lui, différent dans le sens où il émanerait d’une décision souveraine.
2015: l’année où la menace du Brexit émergea.
Les élections générales censées renouveler la Chambre des Communes étaient annoncées par les instituts de sondage comme très indécises, aucune majorité claire ne se dégageant dans les pronostics.
À la surprise générale, le 7 mai 2015, David Cameron, premier ministre sortant et chef du parti Conservateur, obtient une large majorité surpassant son score obtenu en 2010. Son parti obtient ainsi la majorité absolue à la Chambre des Communes avec 330 siège sur 650.
Durant sa campagne, David Cameron avait promis que s’il était élu, il organiserait un référendum d’ici 2017 sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Dans le fond, ce référendum est un moyen de pression politique pour Londres afin de négocier des inflexions de la part de Bruxelles, notamment sur la souveraineté des États-membres. En effet, le dessin pour l’Europe de David Cameron diffère de celui des traités actuels, d’où sa volonté de les réformer. Pour lui, «la Grande-Bretagne n’est pas intéressée par une Union toujours plus étroite ». Avec une telle déclaration, il se positionne contre les Traités de Rome, fondateurs de ce qu’est aujourd’hui devenu l’Union européenne.
Un dialogue est actuellement mené entre Londres et Bruxelles pour arriver à un compromis débouchant sur un accord qui inciterait les Britanniques à voter en faveur d’un maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Ces négociations contiennent quatre chapitres majeurs listés par David Cameron le 10 novembre 2015: la gouvernance économique, la compétitivité, la migration et la souveraineté. Le chapitre le plus délicat à négocier est celui concernant la souveraineté. En effet, David Cameron souhaite voir être effacée la mention « toujours plus étroite » des Traités. Cette mention fait référence au Traité de Rome, le Traité fondateur de la Communauté Économique Européenne, l’ancêtre de l’Union Européenne. Vouloir retirer cette formulation c’est en réalité chercher à éviter que l’Union européenne n’approfondisse son intégration. Ces éléments devront être discutés au cours du Conseil européen de février 2016.
Néanmoins, ce référendum fragilise le projet européen car ce sont les fondements mêmes de l’Union européenne qui sont remis en cause. Une suppression dans les traités des termes invoquant une union sans cesse plus étroite reviendrait à mettre un énorme coup de frein au projet européen. Par ailleurs, la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne pourrait créer un effet domino où les États organiseraient tour-à-tour des référendums sur leur sortie de l’Union. Le but des négociations à venir visera donc à répondre à ce dilemme: comment maintenir la visée intégrationniste de l’Union européenne tout en sauvegardant son intégrité à 28 alors que les forces politiques internes y sont globalement défavorables?
2015: l’année où une crise migratoire sans précédent remit en cause les accords de Schengen.
S’il fallait retenir un prénom pour évoquer la crise migratoire qu’a traversée l’Europe en 2015, ce serait Aylan.
Aylan, ce petit garçon syrien, fuyant la guerre avec sa famille, rêvant d’Europe et de liberté, mort sur une plage grecque. Sa photo a fait le tour du monde. Il est devenu l’emblème de ces milliers de réfugiés qui touchaient du doigt leur rêve d’une vie meilleure, brisé aux portes de l’Europe.
On compte sur l’année 2015 environ 3370 migrants décédés alors qu’ils essayaient de franchir les frontières extérieures de l’Union européenne. On ne reviendra pas sur les effroyables naufrages, notamment celui d’un navire au large de l’Italie faisant 700 morts ou encore sur la découverte en Autriche de 71 migrants morts dans un camion frigorifique.
Sur l’ensemble de l’année, plus d’un million de migrants sont arrivés en Europe via la route des Balkans ou par l’Italie. À titre de comparaison, ils étaient 280 000 en 2014.
Cet afflux présente un défi sans précédent pour l’Union Européenne. Si les accords de Schengen signés en 1985 prévoient la fermeture temporaire des frontières nationales, les décisions en cascade de rétablir un contrôle aux frontières envoient un signal négatif. Celles-ci remettent en cause les principes fondateurs de libre circulation des individus. Outre ce renoncement aux valeurs fondatrices, c’est le principe de solidarité qui est bafoué. En effet, en fermant ses frontières aux migrants, chaque État renvoie le problème à son voisin. Cet égoïsme national fut d’abord incarné par Victor Orban, le premier ministre hongrois de droite conservatrice et eurosceptique. En décidant de construire un mur sur la frontière avec la Serbie, non membre de l’Union européenne, la Hongrie a envoyé un message clair: elle ne souhaite pas que des migrants transitent par son pays pour rejoindre leur destination finale.
La position de l’Allemagne dans cette crise est ambiguë. Elle a d’abord tendu la main aux réfugiés par la voix de sa Chancelière, Angela Merkel. L’arrivée des réfugiés en gare ferroviaire de Munich sous les acclamations et les panneaux « Wilkommen » fut d’ailleurs une des images fortes de 2015. Néanmoins, une semaine plus tard, le 14 septembre, Angela Merkel a annoncé le retour des contrôles à la frontière autrichienne, principale porte d’entrée des migrants dans le pays. Outre la question de l’accueil lors de l’arrivée, le principal défi consiste à savoir intégrer ces nouvelles populations. Dans un contexte de crise où les populismes gagnent du terrain dans tous les pays, on voit mal comment un tel défi pourra être relevé sans davantage réveiller les discours de haine propres à l’extrême droite.
Face à cette crise migratoire, les ministres de l’Intérieur de l’Union européenne, réunis en Conseil de l’Union européenne ont décidé d’un plan de répartition le 22 septembre. Ce plan doit répartir 120 000 réfugiés à travers les 28 pays membres. On ne peut que se féliciter de la volonté de mener une action commune pour gérer cette crise mais ce plan semble trop peu ambitieux face au nombre de migrants qui arrivent en Europe. A l’heure actuelle, de nombreux réfugiés arrivent toujours aux portes de l’Europe, en Grèce majoritairement, et la question de leur accueil et de leur circulation dans l’espace Schengen se pose toujours.
2015: l’année où le terrorisme frappa l’Europe
Comment évoquer 2015 sans mentionner les terribles attentats qui ont touché la France et l’Europe?
Le 7 janvier 2015 la France est frappée sur son sol par le terrorisme. La rédaction du journal Charlie Hebdo à Paris est la cible des balles des frères Kouachi qui se revendiquent d’Al Qaida. Cette attaque fera 12 morts. Le lendemain, c’est une policière à Montrouge qui est assassinée. Enfin, le 9 janvier, Amedy Coulibaly, auteur de l’assassinat de la veille prend en otage 17 personnes et tue 4 personnes à l’Hypercasher. Choquée, émue mais unie, la France devient le centre du monde le 11 janvier où de nombreux chefs d’États viennent marcher à Paris pour la liberté d’expression. L’Europe entière montrera sa compassion dans la douleur avec la France, en reprenant la phrase devenue symbolique, « Je suis Charlie ».
Le 14 février, à Copenhague, un homme se réclamant de Daesh ouvre le feu lors d’une conférence publique sur le thème « Art, blasphème et liberté d’expression » en hommage aux attentats de Charlie Hebdo. Cette attaque fera un mort. Plus tard la même journée, l’assaillant ouvre une seconde fois le feu contre une synagogue de la capitale danoise. Celle-ci fait un mort. L’assaillant sera finalement intercepté et tué par la police le soir même.
Le 21 aout, des attentats sont déjoués à bord du train Thalys reliant Amsterdam à Paris. Le tireur, qui avait pour but d’ouvrir le feu sur les passagers du train, a été intercepté par les voyageurs eux- mêmes, évitant ainsi un attentat de masse.
Le 13 novembre, des terroristes divisés en trois groupes organisent des attaques coordonnées à Paris et à Saint-Denis. Ces attaques font 130 morts. Là encore, l’Europe entière montrera sa compassion dans l’horreur qui secoue la France.
Politiquement, ces attentats ont eu des conséquences en France et en Europe. Immédiatement, le Président de la République, François Hollande, déclare l’état d’urgence, voté préalablement en Conseil des ministres extraordinaire. Il annonce aussi le renforcement des contrôles aux frontières du pays. Cette décision répond à une nécessité immédiate de pouvoir redonner aux frontières leur fonction primaire de « filtre ». Montré du doigt pour ses failles lors de la crise migratoire, la pérennité de l’espace Schengen fut davantage remis en cause suite à ces tragiques évènements. La tentation du repli sur soi ou de se barricader derrière ses frontières sont l’antithèse des principes développés par l’Union européenne depuis ses débuts.
L’Europe secouée par le terrorisme se doit de répondre à ces attaques. Au-delà des bonnes intentions et des déclarations de soutien, la coopération juridique et policière doit pouvoir être renforcée. La menace est globale. Les réseaux terroristes sont transnationaux. Preuve en est l’organisation des attentats du 13 novembre: organisés à Bruxelles mais commis à Paris. C’est en mutualisant les moyens techniques et en coopérant toujours plus étroitement que ces défis, vitaux, pourront être relevés.
La conjonction de ces événements surgis en 2015 fait apparaitre un fait: nous nous trouvons à un moment historique, celui de la croisée des chemins. Nous avons le choix entre plus d’Europe pour faire face à des défis communs ou le repli sur soi, conduisant à l’échec. Les décisions qui sont prises actuellement et qui seront prises dans les années à venir pour répondre à ces enjeux auront des répercussions majeures sur l’évolution de l’Union européenne.
En se remémorant ces événements passés, il convient de se souvenir d’une histoire.
Cette histoire, c’est le récit de six moussaillons. Ces six personnages, éreintés par des décennies de guerres absurdes décident un jour d’embarquer ensemble sur une même barque. En embarquant, ils se font la promesse d’être solidaires, de toujours plus se rapprocher, convaincus que leur bien-être en sera renforcé. Dans ses débuts, l’aventure se passe bien. Malgré quelques désaccords, les moussaillons arrivent à s’entendre et apportent des évolutions à leur barque. Celle-ci devient au fur et à mesure des améliorations un bateau digne de ce nom avec des fonctions que la barque ne possédait pas.
Attirés par la splendeur du navire, de nouveaux moussaillons demandent alors à embarquer, désireux eux aussi de partager les valeurs édictées lors du premier embarquement. Bientôt, le navire compte 28 moussaillons à son bord. Il est plus beau que la barque, plus évolué que la barque, mais est-il plus solide?
Arrive alors la tempête. Le navire est durement mis à l’épreuve. Son équipage est malmené et envisage alors les pires tentations. Certains moussaillons se replient sur eux-mêmes, d’autres sont menacés d’être jetés par-dessus bord. Tous semblent oublier les raisons qui les ont poussés à embarquer auparavant sur la petite barque. Les principes de solidarité et de rapprochement qui régnaient à l’époque semblent être balayés.
Cette histoire, c’est en réalité notre histoire. Et l’annus horribilis que nous venons de traverser n’est en réalité que le dernier chapitre en date de cette histoire.
Alors que nous sommes à la croisée des chemins, que notre navire commun est pris dans la tempête, remémorons nous les raisons qui ont poussé les pères fondateurs à vouloir l’Union européenne. C’est en ayant à l’esprit ces valeurs, en nous rappelant que c’est en étant toujours plus unis dans nos diversités que nos intérêts communs et individuels seront préservés.
Article conçu et rédigé le 16 janvier 2016. Il ne prend en compte uniquement les événements parvenus avant la date de rédaction.