Règlement d’une facture aussi salée que l’eau de mer dans laquelle sombrent bien des navires
Alors que nous sortons de la représentation permanente des Etats Unis, nous nous retrouvons sous l’une de ces pluies diluviennes, dont le ciel du plat pays a le secret. Résignés à quitter le quartier européen, nous descendons vers le vieux Bruxelles au pas de course. Traversant la place Sainte Gudulle, les gargouilles de la Cathédrale semblent nous observer d’un air moqueur et ne manquent pas de déverser sur nous leur trop plein dans un rire dévastateur. Après une mise à l’abri éphémère sous les arcades des galeries royales, nous nous engouffrons sans trop réfléchir dans la première brasserie venue.
Une fois chacun installé, je me présente au gérant de l’établissement en tant que responsable du groupe et entreprends de négocier quelques avantages afin d’apporter davantage de réconfort à mes camarades, dont je sais le porte-monnaie souffrant des trois jours précédents passés dans la capitale européenne. Au regard du faible nombre de clients attablés, je joue la carte du nombre pour obtenir in fine un rabais sur la facture totale. La devise du Royaume de Belgique « L’Union fait la force » devient pour ainsi dire nôtre. Satisfait de cet accord, je passe de la table des négociations à celle où m’attend une carbonnade fumante. Peu pressés, nous prenons le temps de savourer la chaleur et la convivialité du lieu, d’apprécier l’ambiance du groupe, soudé par un programme de visites intense, tout en dégustant, une dernière fois avant de rentrer à Paris, quelques spécialités belges.
Au moment de partir, je m’enquiers de l’addition ainsi que du rabais négocié et tente d’en faire bénéficier chacun. Aux trombes d’eaux d’alors, succède, ce que l’auteur des Misérables appela, une tempête sous un crâne. En effet alors que certains se sont contentés d’un snack, d’autres ont cherché leur réconfort dans un menu à trois plats ; si une Vittel ou une Jupiler [ndlr. Bière bon marché] avaient fait le bonheur des uns, un verre de Chardonnay ou une Triple Karmeliet celui des autres. A la devise belge fait écho la devise européenne « L’Unité dans la diversité » que j’essaye alors d’honorer par de savantes manipulations comptables devant procurer une solution avantageuse pour chacun. J’ai alors pour conviction que l’intérêt général demeure clairement dans le fait que le fruit de mes négociations allait profiter à tous. Sous la forme de comptes d’apothicaires, notre moment de convivialité prend alors une tournure ridicule. Après quatre jours passés dans les locaux des institutions européennes, où le consensus est le maître mot, je me désespère de constater que la leçon de ces visites est bien mal assimilée… Désemparé, j’accepte alors l’aimable proposition du gérant de laisser chacun régler ses propres consommations et de reverser le montant du rabais sur les comptes de l’association Eurosorbonne. Si cette solution n’avantagea alors strictement aucun des membres du groupe, elle fit pourtant l’unanimité et la polémique s’arrêta là. Nous remercions nos hôtes et poursuivons notre périple sous un ciel plus clément.
Depuis lors, les mets sont digérés, le rabais a été budgété, la rancœur est passée, et pourtant les interrogations demeurent… Après quatre jours de voyage d’étude, où les organisateurs avaient œuvré à la cohésion du groupe, où les intervenants ont sans cesse rappelé les principes fondateurs de l’Union européenne de communauté d’intérêts, de solidarité, de loyauté, comment était il possible qu’à aucun ne vienne à l’esprit que son intérêt était lié à celui de son voisin ? Comment se fait-il que nul ne réussit à s’identifier au bien commun ? Comment concevoir que la meilleure solution était alors la moins avantageuse ? De nature idéaliste, je prends alors conscience de la (trop !) réelle difficulté de s’accorder quand bien même nous sommes embarqués sur le même bâteau… Qu’il soit question de régler la facturation d’une Chimay, de croquettes de crevettes et d’une gaufre ou de s’entendre sur le sort des migrants, des dettes souveraines et de la protection de l’environnement – les maux sont bien sûr incomparables – l’enjeu m’apparaît cependant le même : trouver un accord doté d’une plus value !
Au regard de cette anecdote, une leçon d’humilité en ressort… Nous aurions à l’avenir bien tort de blâmer la petitesse des accords passés par nos dirigeants, de s’insurger contre le manque d’ambition humaniste de nos gouvernants ou de se révolter contre la priorité accordée aux intérêts politicards, si nous-mêmes, c’est à dire nous jeunes, nous étudiants, nous citoyens, ne sommes pas capables d’une imagination suffisante pour parvenir à l’intérêt général alors que nous sommes embarqués dans une même aventure. Quand on a pris place à bord d’un navire, on ne peut pas se permettre de le saborder sans avoir au moins pris la peine de regarder au dessus de la balustrade la ligne d’horizon, à laquelle fondamentalement chacun aspire d’accéder.
Par Paul Pâques
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