Depuis l’échec du coup d’Etat militaire en Turquie et le mouvement autoritaire engagé par cette dernière, les deux Etats sont embourbés dans une escalade des tensions où chacun campe sa position. La fracture qui sépare aujourd’hui la Turquie et l’Allemagne ne semble profiter à personne.
Il est bien loin le temps des amours entre l’Allemagne et la Turquie. L’histoire avait pourtant bien démarré avec la signature d’un accord entre Berlin et Ankara le 31 octobre 1961 pour permettre aux travailleurs turcs d’accéder au territoire allemand, demandeur pour ses industries d’une main d’œuvre extérieure. Ce qui explique aujourd’hui, toujours, la présence importante de citoyens d’origine turque en Allemagne. Toutefois, depuis la tentative de coup d’Etat militaire en Turquie durant l’été 2016, les rapports entre les deux Etats se sont nettement crispés à tel point qu’est en train de s’écrire un palimpseste où le partenariat économique du siècle précédent laisse place aux tensions politiques sur les agendas des deux gouvernements.
En l’état actuel des choses, personne ne semble vouloir ni pouvoir faire marche arrière malgré les intérêts mutuels à conserver de bonnes relations diplomatiques. Une situation qui débouche sur une double conséquence, une hostilité réciproque entre Angela Merkel et Recep Tayyip Erdogan ainsi qu’une rupture consommée –avait-elle encore besoin d’être prouvée ? – d’une adhésion à l’Union. Le futur de la Turquie, même s’il s’éloigne de l’Allemagne et de l’Europe, ne semble pas non plus voué à s’écrire auprès de la Russie de Vladimir Poutine.
La dérive autoritaire
Les relations entre l’Allemagne et la Turquie se sont particulièrement dégradées pendant les deux dernières années. Est en cause, le virage autoritaire entrepris par le président turc à la suite du coup d’Etat militaire dont le pays a fait l’objet dans la nuit du 16 juillet 2016. D’abord, moins d’une année plus tard, le 17 avril 2017, est adoptée la réforme constitutionnelle qui concentre les pouvoirs autour de Recep Tayyip Erdogan et transforme le pays en une autocratie de facto et de jure. Ensuite, et entre temps, une chasse aux partisans gülénistes a été largement menée partout dans le monde conduisant à l’arrestation, entre autres, de citoyens allemands détenus comme prisonniers politiques. Selon le gouvernement allemand, 12 au moins sont encore privés de liberté sur ce motif.
En conséquence, de nombreux acteurs de premier plan ont été particulièrement véhéments à l’égard des agissements du pouvoir turc ainsi que des voies à adopter. A été évoqué, par exemple le retrait d’obtention systématique de la double nationalité mise en place en 2014 ou la prohibition d’exercer des imams turcs payés par la Turquie sous l’égide du DITIB (Direction Turque des affaires religieuses) accusée de trop graviter dans les sphères d’Erdogan. Cette escalade des tensions a pris la forme en 2017 d’obstructions pour empêcher la campagne en faveur du référendum de modification de la Constitution turque auprès des 1.5 millions turcs présents sur le sol allemand en capacité de voter. Une pratique qui a été indignement qualifiée de nazie par Ankara.
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Des intérêts mutuels malgré un dialogue stérile
Les protagonistes ont tous deux conscience que cette mésentente ne peut aboutir à la cessation des relations diplomatiques. La chancelière ne souhaite pas voir sacrifié l’accord sur les migrants conclu entre la Turquie et l’Union européenne qu’elle a activement défendu et qui a aujourd’hui une importance dans l’opinion publique en période d’élection. Ce serait également une regrettable décision à l’égard des ressortissants allemands encore emprisonnés en Turquie ; leur sort, dans cette perspective demeurerait plus qu’incertain. Parallèlement, il n’est pas non plus souhaitable pour Recep Tayyip Erdogan de fermer les portes de la discussion à l’Allemagne puisqu’il y subirait aussi un revers diplomatique important au plan multilatéral. L’influence de Berlin au sein de l’Union pourrait être utilisée afin d’aller sans le sens d’un renforcement des sanctions à l’égard de la Turquie, notamment en suspendant les projets d’approfondissement de l’union douanière et d’exemption de visas pour les Turcs souhaitant se rendre en Europe.
En dépit d’une main politique relativement chétive dans cette partie, la menace de freiner l’union douanière est un atout. Initiée en 1996, elle est un succès puisqu’un peu moins de la moitié des échanges commerciaux turcs se font avec l’Union européenne. De surcroît, une proposition de moderniser et d’intensifier celle-ci avait été formulée par la Commission européenne avant la nette dégradation des relations diplomatiques avec l’Allemagne. La menace brandie par cet argument ne laisse sans doute pas Ankara insensible, et si l’orientation turque continue dans cette voie périlleuse, à moins d’une faiblesse inouïe, l’Union devra engager des mesures dissuasives. Dans ce jeu stérile enclenché par la Turquie, c’est le moins gagnant qui l’emportera et tous, certes dans des proportions différentes, seront perdants.
Adhésion à l’Union sur fond d’élection allemande
Indirectement, la précarisation des rapports entre les deux Etats a fait l’objet d’interrogations durant la campagne électorale en Allemagne puisque les candidats ont été amenés à se positionner sur le thème de l’adhésion turque à l’Union européenne. Toutefois, l’issue du scrutin a été sans influence sur cette problématique ; dans le cadre du débat télévisé du 3 septembre, Angela Merkel et Martin Schulz avaient tous deux répondu sans concession à un débat qui n’existe plus -en coulisse de la diplomatie européenne- depuis un moment : la Turquie ne deviendra pas membre de l’Union européenne.
Dans un contexte où les Allemands sont convaincus qu’il est possible de tenir la Turquie via les arguments économiques, un levier supplémentaire est dans les mains européennes puisqu’une rupture complète des négociations de pré-adhésion induirait en plus le retrait de l’aide financière que reçoit Ankara dans cette procédure grâce à l’instrument d’aide de préadhésion (IAP). Les fonds de l’IAP sont destinés prioritairement aux réformes visant à garantir notamment la démocratie, l’Etat de droit et les droits fondamentaux. L’enveloppe accordée à la Turquie sur la période 2014-2020 est de 4.45 milliards d’euros. Inversement, le retrait, de fait, de cette manne sans entamer une rupture formelle aboutirait certainement au retrait de la Turquie du processus d’adhésion, elle qui pour le moment maintient le statut quo afin de ne pas endosser la responsabilité politique de cette clôture de dossier. Cela dit, et malgré les vives critiques formulées par Jean-Claude Juncker contre la Turquie le 13 septembre à l’issue de son discours sur l’état de l’Union, rien ne laisse croire que des évolutions interviendront avant la réunion du prochain Conseil européen en octobre.
Quel avenir pour la Turquie ?
S’il est tentant de penser qu’une sortie de son isolement international conduit presque inéluctablement à un rapprochement avec Vladimir Poutine. Il faut alors rappeler, déjà, que l’alliance avec ce dernier en Syrie ne tient qu’à ce que chacun a des intérêts dans la région et n’occulte pas la divergence d’opinion entre la Russie et la Turquie sur le maintien de Bachar Al Assad au pouvoir.
Par surcroît, la relation diplomatique entre ces deux pays apparait fragile pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle est largement –et mutuellement- fondée sur la crainte que ce rapprochement peut inspirer à la communauté internationale, notamment à Washington et Bruxelles. Ensuite, parce que ce rapprochement n’efface pas une méfiance réciproque encore valable il y a peu (assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara le 19 décembre 2016 ; Avion russe abattu dans l’espace aérien turc le 24 novembre 2015). Enfin parce que la fraîcheur de ces relations ne saurait se substituer à l’enracinement de la diplomatie turque en Europe après des décennies de correspondance et d’influence partagée. Pour cette raison, la Turquie n’a certes jamais été aussi éloignée de l’Europe, mais son destin n’est peut-être pourtant pas ailleurs.
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