(Image : Roman Genn)
Article écrit par Cylia DAKHLI
Le terme « wokisme » (ou « woke » lorsqu’employé comme adjectif), utilisé à toutes les sauces ou presque, s’est largement diffusé dans l’espace public au cours des dernières années. Il est même allé jusqu’à pousser les portes du capitalisme, où il semble désormais avoir trouvé un point d’ancrage. L’engagement des entreprises en faveur des enjeux ethniques, sociaux et environnementaux se manifeste par diverses initiatives : campagnes publicitaires engagées, communication digitale en soutien à des causes militantes et conception de produits favorisant l’inclusivité. Cet engagement s’inscrit également dans une démarche structurée, marquée par l’adoption des critères ESG (Environnement, Social et Gouvernance) et la mise en œuvre de politiques ambitieuses en matière de Diversité, Équité et Inclusion (DEI). Cet engagement suscite toutefois des critiques récurrentes : les partis socialistes dénoncent une instrumentalisation souvent perçue comme superficielle, destinée à masquer des pratiques économiques contestables sur le plan éthique. Simultanément, dans un contexte mondial marqué par une montée des discours nationalistes et d’extrême droite, ces initiatives deviennent des cibles de politisation croissante. Certains actionnaires et investisseurs traditionnels, mais aussi certains commentateurs conservateurs et politiques, accusent les entreprises de promouvoir un agenda progressiste ou de s’éloigner de leur mission première : maximiser leur rentabilité.
Dès lors, sommes-nous les témoins d’une transformation profonde du capitalisme, évoluant d’un modèle actionnarial vers un modèle des parties prenantes, ou assistons-nous simplement à un pari risqué de la part des entreprises, en quête perpétuelle de profit, qui intègrent ces valeurs dites « woke » dans leur recette, au risque que le plat ne rencontre pas le succès escompté ?
L’adoption par les entreprises d’un agenda « woke »
Des produits et une communication repensés
À l’origine employé pour dénoncer les discriminations subies par la communauté noire aux États-Unis, le terme « wokisme » s’est élargi pour désigner un éveil des consciences quant aux inégalités systémiques qui touchent diverses minorités, telles que les communautés LGBTQIA+, les personnes racisées ou en situation de handicap. Face à l’intérêt croissant de leurs employés et clients, notamment parmi les jeunes générations, pour les enjeux sociétaux et environnementaux, de nombreuses entreprises ont choisi de se positionner sur ces questions de société. Elles affichent ainsi explicitement leur soutien à des causes qualifiées par certains de “progressistes”. À titre d’exemple, Mattel a repensé ses poupées Barbie de sorte à promouvoir une représentation plus inclusive intégrant une diversité plus large d’ethnies, de morphologies et de handicaps. De son côté, Patagonia affiche son activisme environnemental à travers des déclarations fortes telles que « The Earth is now our only shareholder » (autrement dit, « Désormais, la terre est notre unique actionnaire »).
Une réorganisation en interne pour plus de diversité et d’inclusivité
L’engagement des entreprises envers des politiques dites « woke » dépasse la refonte de leurs produits ou l’affichage de slogans en soutien à des causes militantes. Il inclut également une réorganisation interne visant à promouvoir une culture de l’inclusion. Les grands investisseurs institutionnels , à l’instar de BlackRock en 2018, ont instauré des critères rigoureux en matière de diversité, d’équité et d’inclusion (politiques DEI) au sein des entreprises, en exigeant notamment une meilleure représentation des femmes et des minorités dans les conseils d’administration. Ces critères sont souvent une condition indispensable pour maintenir leur soutien financier. Cependant, ces initiatives, bien qu’ambitieuses, ont fini par cristalliser les tensions.
Des alliances idéologiques controversées
Quand progression de l’extrême-droite rime avec rétropédalage du capitalisme « woke »
Dans un contexte mondial de montée des discours nationalistes et conservateurs, les engagements sociétaux et environnementaux des entreprises sont devenus un terrain de politisation. Aux États-Unis, les courants républicains accusent ces initiatives de détourner les entreprises de leur mission première, en particulier par le biais des critères ESG et DEI. Face à ces critiques, Larry Fink, PDG de BlackRock, a ajusté la stratégie de son fonds d’investissement, en réduisant cette dépendance aux critères ESG et aux politiques DEI, illustrant ainsi la complexité de ces enjeux dans un climat de polarisation idéologique.
Par ailleurs, le discours prononcé par Donald Trump lors de son investiture, le 20 janvier 2025, dans lequel il affirmait : « As of today […] there are only two genders: male and female » (soit, « À partir d’aujourd’hui, […] il n’y a que deux genres : homme-femme »), incarne sa défense des « valeurs américaines » et son rejet des idéologies « woke ».
Le rejet des idéologies progressistes, défendu par Trump, trouve un écho similaire en Europe, où la montée des mouvements nationalistes accentue les critiques à l’encontre des engagements sociétaux des entreprises. En France, cette dynamique se reflète dans les débats politiques, avec une montée des critiques contre les engagements progressistes des entreprises, perçus comme une ingérence dans les valeurs nationales. Des figures politiques comme Marine Le Pen remettent en cause ces stratégies, plaidant pour un retour à un capitalisme plus traditionnel.
« Green-washing » et « woke-washing » : les contradictions du marketing progressiste
Dans ce contexte, Julia de Funès, dans son ouvrage La vertu dangereuse, s’attaque vigoureusement aux valeurs de bienveillance et de bienséance que les entreprises revendiquent, les considérant comme des formes de démagogie et d’imposture. Les accusations de « green-washing » et de « woke-washing » illustrent les contradictions inhérentes à la tentative de concilier capitalisme et valeurs progressistes, mettant en lumière l’impact négatif que ces stratégies peuvent avoir sur la rentabilité des entreprises, au même titre que les critiques exprimées par les partisans de l’extrême droite. Des entreprises telles que Coca-Cola, Lululemon, H&M et bien d’autres se trouvent au centre de ces critiques. Ainsi, ce qui s’apparente à une stratégie marketing visant à élargir la base de clientèle pourrait, paradoxalement, se révéler contre-productif et produire des effets diamétralement opposés à ceux escomptés. Les partisans de l’extrême droite soutiennent que l’imposition de ce qu’ils perçoivent comme des idéologies « woke » aux employés et aux consommateurs peut avoir des effets économiques néfastes.
Contre-productivité du progrès : le cas de Bud Light
Un exemple emblématique est la chute significative des ventes de Bud Light en 2023. Traditionnellement appréciée par une clientèle majoritairement masculine, la marque a suscité une vive controverse en s’associant à Dylan Mulvaney, influenceuse transgenre. Cette initiative, perçue comme un éloignement des valeurs initialement associées à Bud Light, a conduit à un boycott massif de la part de sa clientèle traditionnelle, provoquant une crise d’image et des pertes financières considérables (une baisse des ventes de 23,6% selon le Daily Mail).
Le « wokisme » et les enjeux culturels, religieux et économiques dans une société en mutation
L’opposition au « wokisme », portée par des groupes conservateurs, nationalistes et religieux, repose sur la peur d’une dilution des valeurs traditionnelles et de l’ordre social. Ces mouvements défendent des principes de famille, de religion et de nation qu’ils estiment menacés par les idéaux progressistes. À l’inverse, l’émergence du capitalisme « woke » découle de la volonté des entreprises de répondre aux attentes sociétales croissantes en matière de diversité et d’inclusion. Face à une pression croissante des consommateurs pour plus de responsabilité sociale et environnementale, ces entreprises ont cherché à s’adapter pour élargir leur clientèle tout en maintenant leur rentabilité. Ce phénomène est d’autant plus marqué à une époque où les questions de justice sociale et de responsabilité environnementale occupent une place centrale dans les débats publics.
L’alliance entre les valeurs progressistes du « wokisme » et les impératifs capitalistes s’inscrit dans un contexte marqué par la montée des mouvements nationalistes et d’extrême droite. Si ces engagements séduisent une partie des consommateurs, ils exacerbent également les fractures culturelles, alimentant les critiques et les boycotts. Ce mariage délicat reflète une polarisation croissante où les entreprises, en tentant de naviguer entre progrès et tradition, risquent d’attiser davantage les tensions sociétales. Une chose est sûre, la frontière entre affaires et politique n’a jamais été aussi floue.