« Le Conseil de l’Europe a aidé la Turquie à devenir plus démocratique » – interview de Can Öztaş, Premier Conseiller de la représentation permanente de la République de Turquie auprès du conseil de l’Europe.
J’ai rendez-vous avec M. Öztaş, diplomate à la représentation permanente de la République de Turquie auprès du Conseil de l’Europe, au Palais des droits de l’Homme, bâtiment principal du Conseil de l’Europe, dans le quartier des institutions à Strasbourg. C’est la semaine de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui se tient quatre fois par an. En cette première session de l’année, le président chypriote, également président du comité des ministres jusqu’en mai, est présent, alors le bâtiment est en ébullition. Nous trouvons refuge dans une salle non-occupée du Conseil de l’Europe.
Pouvez-vous me parler de votre carrière ? Quel parcours vous a mené jusqu’à la représentation permanente de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe ?
J’ai toujours voulu devenir diplomate, et c’est pourquoi j’ai étudié les sciences politiques et commencé un master d’histoire. Je suis entré au Ministère des Affaires étrangères un an après le début de mon master. Mon premier poste a été au Yémen et je travaillais dans le département des affaires européennes. Après le Yémen, j’ai été envoyé en poste à Strasbourg, en 2001 : dans notre système, on alterne un poste dans un pays difficile et un poste dans un pays plus développé. J’ai beaucoup aimé ce que j’ai fait à Strasbourg, les sujets du Conseil de l’Europe, les droits de l’Homme, etc.
J’ai travaillé pendant deux ans et demi à la représentation permanente de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe avant d’avoir la possibilité de travailler pour le Secrétariat général du Conseil de l’Europe. J’ai donc passé les concours et j’ai travaillé en tant que responsable du processus de démocratisation en Bosnie-Herzégovine, en Albanie, et j’ai également travaillé sur le projet de réconciliation avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en Serbie, c’est-à-dire sur la responsabilité des Serbes et de la Serbie dans les crimes contre l’humanité en Bosnie Herzégovine et au Kosovo. Cela m’a encore plus sensibilisé à la question des droits de l’Homme, mais je n’avais pour autant jamais étudié le droit.
J’ai donc décidé, après deux ans au Conseil de l’Europe, de demander une mise en disponibilité auprès du Ministère des Affaires étrangères turc et de m’inscrire à un Master de droit (LLM) en droit international public, qui s’est transformé en doctorat sur les droits de l’Homme. A la fin de mon congé sabbatique, je suis allé à Science Po Paris, où j’ai enseigné en tant que « chercheur et assistant ». Après un rapide retour en Turquie au département des Nations Unies, j’ai été une nouvelle fois nommé à Strasbourg, en tant que désormais « expert en droits de l’Homme ». Je dois avouer que c’est une carrière atypique, pas du tout représentative d’une carrière diplomatique classique.
Que pensez-vous de l’action du Conseil de l’Europe en Turquie, et de l’action turque au Conseil de l’Europe ?
La relation Turquie-Conseil de l’Europe est une relation bilatérale où les deux parties contribuent l’une à l’autre. Le Conseil de l’Europe a beaucoup aidé la Turquie à devenir plus démocratique.
Entre 2002 et 2007-8, notamment grâce à ce qu’on a appelé « le pack de réformes », développé en proche collaboration avec le Conseil de l’Europe, de très nombreuses réformes ont été mises en place pour accompagner la démocratisation en Turquie. Ce projet était trilatéral, puisque financé par la Commission européenne, avec une expertise du Conseil de l’Europe, et évidemment une mise en œuvre par la Turquie. Actuellement, après la tentative de coup d’Etat de juillet dernier, il y a beaucoup de coopération entre le Conseil de l’Europe et la Turquie, pour aider à normaliser la situation. C’est en effet un processus très difficile après une telle menace et un événement aussi tragique. Mais nous avons introduit de nombreux mécanismes de protection des droits, ceux incarnés par le Conseil de l’Europe : aujourd’hui, chacun peut, en Turquie, faire valoir ses droits devant la justice ou le médiateur, instance que nous avons créée. Nous avons aussi facilité l’expansion des partis politiques, et ouvert l’enseignement à d’autres langues, dans des écoles privées.
Maintenant, comment la Turquie contribue au Conseil de l’Europe ? En 2016, nous avons augmenté de 20 millions d’euros notre contribution au budget du Conseil de l’Europe, ce qui fait de la Turquie un pays « grand contributeur », au même titre que la France, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne et la Russie. La Turquie apporte également son expertise sur des sujets qui touchent toute l’Europe comme l’immigration, le terrorisme, etc. Toutes les expertises sont par la suite utilisées pour mettre en place des conventions touchant toutes à un domaine précis, et à faire respecter les droits de l’Homme dans toute l’Europe.
Vos relations avec vos collègues ont-elles changé depuis juillet dernier ?
Professionnellement, ça n’a absolument pas changé avec mes collègues. Après le coup d’Etat, nous avons eu beaucoup plus de travail, d’obligations, de responsabilités à endosser. Nous avons eu beaucoup de rendez-vous avec le secrétariat parce qu’il y a de plus en plus de programmes à mettre en place en Turquie, avec l’appui du Conseil de l’Europe. Ce qui pourrait changer, si nous passons de la phase de post-suivi à une procédure de suivi par la commission de suivi de l’Assemblée parlementaire [ndlr : l’Assemblée parlementaire possède différents stades de « surveillance » : la phase de « post-surveillance » intervient logiquement quand un pays a effectué de gros progrès démocratiques, et n’est évalué que tous les 3-4 ans par l’Assemblée. La phase de « surveillance » intervient lorsqu’un pays n’est pas assez démocratique, ou retombe dans des pratiques moins démocratiques comme c’est le cas de la Turquie actuellement. L’Assemblée publie alors des rapports sur ce pays tous les ans] c’est la manière dont la Turquie est perçue. Il est important à cet égard de conserver un regard panoramique sur ce qui se passe. Je ne blâme pas le fait que nous ne soyons pas une démocratie parfaite, cela n’existe pas, mais il est important de conserver cette vision d’ensemble qui permet de relativiser ce qui se passe dans un pays, quel qu’il soit, afin de comprendre d’où nous venons et où nous allons.
La Turquie a dû s’adapter très vite à la crise migratoire qui a touché l’Europe, comment est-ce que l’accueil des migrants a été organisé ? Comment cela se passe-t-il près d’un an après la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie concernant les migrants ?
Aujourd’hui, la Turquie accueille trois millions de réfugiés, de Syrie et d’ailleurs. La Turquie a déjà dépensé 12 millions de dollars sur son propre budget pour faire face aux besoins des réfugiés. Si l’on ajoute les sommes dépensées par les ONG turques, les dépenses totales avoisinent les 24 millions de dollars. La somme est énorme pour la Turquie ou pour tout autre pays d’ailleurs. Mais nous sommes confrontés à des personnes qui quittent leur foyer dans des conditions terribles de guerre. C’est pourquoi nous devons maintenir la politique de portes ouvertes et apporter notre contribution pour subvenir à leurs besoins sur le plan de l’éducation et de la santé également. Les migrants illégaux sont traités en Turquie en adéquation avec les lois humanitaires internationales et bénéficient de centres d’accueil pour 270 000 d’entre eux, dans lesquels on leur donne de la nourriture, un accès à des services de santé, d’éducation et de soutien psychologique. Les migrants en dehors des centres bénéficient tout de même de services de santé et d’éducation gratuits.
Mais la mentalité en Turquie est très différente de l’Europe occidentale. Les migrants ne sont pas du tout vus comme une menace. Notre pays, après la dissolution de l’Empire Ottoman, a vu de très nombreux mouvements de population d’un bout à l’autre de l’ancien Empire sans que cela ne pose de problèmes. Certaines villes dans le sud de la Turquie sont désormais plus peuplées de Syriens que de Turcs, et il n’y a pas d’animosité particulière pour autant.