Turquie : dernier arrêt pour la démocratie ?

Les élections présidentielles et législatives du 24 juin prochain en Turquie pourraient accorder un nouveau mandat au président Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, alors que la répression s’est intensifiée depuis le coup d’Etat avorté de juillet 2016. Mais Erdogan apparaît touché par l’usure du pouvoir tandis que les oppositions présentent un front uni pour les législatives.

160 000 fonctionnaires licenciés et plus de 55 000 personnes incarcérées. C’est le bilan des près de deux ans de répression en Turquie qui regroupe aussi bien des universitaires et des journalistes que des militaires et des magistrats. Depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 par une frange de l’armée turque, Recep Tayyip Erdogan n’a cessé de renforcer son emprise sur la Turquie, au point d’y étouffer toute contestation. Les élections du 24 juin pourraient marquer un point de non-retour : si Erdogan l’emporte, la réforme de la Constitution validée par référendum en avril 2017 lui permettrait de rester au pouvoir jusqu’en 2029, de nommer les magistrats et de gouverner par décrets dans de larges domaines.

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L’économie, le point faible d’Erdogan

Mais après plus de quinze ans passés au pouvoir, que peut encore promettre le Reis – le chef, comme le surnomment ses partisans – au peuple turc ? Ses promesses se répètent, la guerre contre les rebelles kurdes en Syrie ne fait pas vibrer les foules, et surtout, l’économie patine. La livre turque s’est dépréciée de 15% par rapport au dollar, l’inflation a atteint 12,5% et les investisseurs étrangers fuient le pays, effrayés par l’ampleur de la répression. Un comble pour celui qui avait fait décoller l’économie turque dans les années 2000. L’inquiétude est telle dans le camp du Président que ce dernier a convoqué ces élections anticipées, afin de reprendre la main.

Le Reis – le chef, comme le surnomment ses partisans – semble être cruellement déphasé avec la société turque. Erdogan promet des « maisons de lecture » où « thé, café, et cakes » seraient distribués gratuitement, tout en multipliant les projets pharaoniques – canal du Bosphore, troisième aéroport à Istanbul – loin des préoccupations quotidiennes des Turcs. Malgré des médias au pas et des opposants harcelés, les sondages placent le Président turc en ballotage alors que les partis d’opposition ont d’ores et déjà fait savoir qu’ils se regrouperaient tous derrière son opposant au second tour, quel qu’il soit.

Muharrem İnce, le premier opposant

Muharrem İnce apparaît comme le plus dangereux d’entre eux pour Erdogan. Donné deuxième dans les sondages, à dix points du chef de l’Etat, cet ancien professeur de chimie de 54 ans capitalise sur son image d’homme simple, familier des coutumes du pays. Député depuis 16 ans, Muharrem İnce promet de lever l’état d’urgence sous 48 heures après son élection, d’abandonner le régime présidentiel et de ne jamais poser les pieds dans l’immense palais qu’a fait construire Erdogan en banlieue d’Ankara, vaste de plus de mille pièces.

L’homme a su s’emparer de thématiques modernes – nouvelles technologies, investissements, lutte contre le chômage des jeunes – et attaque sans relâche Erdogan sur l’économie. Muharrem İnce a également élargi sa base électorale. Alors que le CHP, vieux parti de centre-gauche, était accusé d’avoir privilégié les Turcs européanisés aux classes populaires musulmanes du temps où il était au pouvoir, lui a réussi à charmer les nationalistes par sa pratique religieuse affichée tout en courtisant la minorité kurde avec succès. Le CHP représentera également une menace aux législatives grâce à une alliance inédite conclue avec les nationalistes du Bon Parti et les islamistes du Parti de la félicité.

Meral Akşener, l’épine dans le pied d’Erdogan

Soyons clairs : tous les candidats gênent Erdogan. Cependant, Meral Akşener a la particularité d’être la seule candidate à chasser sur les terres électorales du Reis. Vétérane de la politique turque, elle a fait ses armes au Parti d’action nationaliste (MHP, extrême-droite) avant de fonder son propre parti en octobre 2017. Or, le MHP est aujourd’hui un soutien essentiel du président : sans son appui, Erdogan n’aurait pas pu remporter le référendum.

C’est dans ce contexte que Meral Akşener a fait dissidence du MHP, suivie par de grandes figures du parti et siphonnant ainsi une large partie de son électorat. En fondant le Bon Parti, Meral Akşener apparaît comme une alternative crédible pour une partie de l’électorat de droite. Ultranationaliste, elle attire l’électorat d’extrême-droite. Mais, contrairement à Erdogan, elle revendique son attachement à la démocratie, au système parlementaire et à la laïcité. Réclamant la levée de l’état d’urgence et se disant prête au dialogue avec le Parti démocratique des peuples – de gauche et surtout pro-kurde –, elle veut aussi renvoyer l’image d’une candidate de centre-droit, figure de stabilité face au caractère va-t-en-guerre d’Erdogan.

Selahattin Demirtaş, en campagne et en prison

Âgé de 45 ans, le candidat du Parti démocratique des peuples (HDP) est le seul à faire campagne depuis sa cellule. Turc d’origine kurde, Selahattin Demirtaş est engagé en politique depuis ses 18 ans. Député depuis 2007, il est arrêté le 4 novembre 2016 dans le cadre des purges suivant la tentative de coup d’Etat. En cause, ses liens supposés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste par Ankara. Toujours emprisonné, il a été choisi par le HDP comme candidat. Fin mai, le parti a demandé à la Cour constitutionnelle de le libérer au plus vite. La procédure est toujours en cours. En attendant, Demirtaş fait campagne sur Twitter via des messages envoyés à ses avocats. Demirtaş présente un programme progressiste et appelle à résoudre la question kurde de manière pacifique.

Candidat à la présidence en 2014, il était arrivé troisième avec près de 10% des voix. Le HDP, bien que marginalisé, est une force politique importante en Turquie. Exclu de la coalition CHP-Bon Parti-Islamistes, le HDP aura un rôle important à jouer lors des législatives si aucune majorité ne se dégage. L’enjeu est de taille pour Erdogan : si le HDP n’atteint pas les 10% lors de ces élections, il ne sera pas représenté au Parlement et ses voix irait à l’AKP d’Erdogan, deuxième force politique des régions kurdes.

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Le rejet du Président turc suffira-t-il à regrouper ces oppositions très disparates ? Et Erdogan respectera-t-il le résultat des urnes ? En 1996, alors à la tête de la mairie d’Istanbul, celui-ci déclarait : « La démocratie est un moyen mais non une fin : c’est comme un tramway, une fois arrivé au terminus, on en descend ». Reste à savoir si les Turcs voudront rester à bord.

Article écrit à quatre mains par Louis Crosnier de Briant et Nezim Tandjaoui.

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