« Come è bello far l’amore da Trieste in giù », chantait l’icône musicale des lesbiennes Raffaella Carrà au début des années ’70. Benvenuti au Pays des paradoxes, où tout le monde s’aime mais où Dolce ne peut pas épouser Gabbana. La reconnaissance des « unions civiles » est actuellement en discussion au Sénat de la République Italienne : je vous raconte l’épopée de ce projet de loi controversé, qui pourrait faire sortir le Bel Paese de son stade moyenâgeux en matière de reconnaissance des droits de ses citoyens.
En Italie, même les couples hétérosexuels qui ne sont pas unis par le mariage ne sont actuellement pas reconnus comme PACS – et donc, ils n’ont pas les mêmes garanties que les couples mariés (par exemple, pas de possibilité de succession d’un membre du couple à son conjoint s’il n’y a pas de testament qui le désigne comme héritier officiel). Ils ont néanmoins certains droits et devoirs, grâce à l’interprétation que l’on a fait de l’article 2 de la Constitution :
« La République reconnaît et garantit les droits inviolables de l’Homme, aussi bien en tant qu’individu que dans les formations sociales où s’exerce sa personnalité, et exige l’accomplissement des devoirs de solidarité politique, économique et sociale auxquels il ne peut être dérogé. »
En pratique, pour l’instant on insère implicitement les personnes concernées à l’intérieur de ces « formations sociales » de formulation très vague. Selon le comique Maurizio Crozza, cela rassemble plus à l’intitulé d’un Bac professionnel qu’à une appellation alternative au mot « mariage ».
Quand un Italien ne peut pas atteindre son objectif directement, il s’invente une voie alternative pseudo-légale : plusieurs couples homosexuels sont allés se marier en Espagne, en France, en Suède, en Norvège et ont ensuite essayé de faire reconnaître leur union par leur maire en Italie, qui dans certains cas a accepté de la transcrire dans les registres de leurs communes de résidence respectifs. Deux femmes originaires de Naples, s’étant unies en mariage et ayant eu un enfant à Barcelone, ont même réussi à faire obtenir à leur fils la citoyenneté italienne (les deux mamans n’ayant pas de passeport espagnol, le petit aurait été apatride si l’Italie ne le reconnaissait pas comme son ressortissant). Le ministère de l’Intérieur a demandé l’arrêt de cette pratique, puisque « l’éventuelle équivalence entre unions homosexuelles et hétérosexuelles (et la conséquente transcription des mariages ayant eu lieu à l’étranger dans les registres d’état) est compétence exclusive du Législateur (circulaire n. 0010863 du 7/10/2014).
L’actuel gouvernement propose enfin la reconnaissance des PACS pour les couples hétéro et homosexuels, et l’union civile entre personnes du même sexe (différente du mariage, mais égale en droits et devoirs), mais figurez-vous que les choses ne sont pas si simples.
Le parti au pouvoir (Parti Démocratique, équivalent au PS en France mais réunissant plusieurs courants politiques de la gauche modérée, notamment l’ex Démocratie Chrétienne) compte avec plusieurs sénateurs d’orientation catholique qui s’opposent à la nouvelle loi, sans mentionner la position du Nouveau Centre-Droite (similaire au parti Les Républicains). Il n’y a plus qu’à se réjouir du nouveau mandat en tant qu’eurodéputée de l’ex-sénatrice Mussolini (je sais ce que vous êtes en train de vous demander : oui, c’est bien la nièce de Benito), qui aurait sinon participé au débat avec le risque de nous fournir d’autres perles de sagesse politique telles que « mieux vaut être fasciste que pédé ! » (affirmation prononcée en 2006, faisant allusion à Vladimir Luxuria, députée transgenre).
Le Président du Conseil, Matteo Renzi, a laissé liberté de conscience à chacun lors du vote, qui sera secret et concernera tant le texte de loi que les quelques 6000 amendements qui l’accompagnent (ceci n’est pas une hyperbole). Le nerf de la guerre réside dans l’article sur la stepchild adoption, qui prévoit la possibilité d’adoption de l’enfant du partenaire : certains craignent que cela aurait des conséquences au niveau de la gestation pour autrui – illégale, en Italie comme en France et comme dans la plupart des pays de l’UE. D’autres (toute référence à faits, choses ou personnes est purement « Mouvement 5 Etoiles » : ne vous inquiétez pas, nous non plus on n’a pas compris où se situe politiquement ce parti) le considèrent comme un point fondamental du projet de loi, et déclarent qu’ils ne supporteront pas la proposition du gouvernement sans que la stepchild adoption y soit inclue. En gros, comme l’a aussi exprimé dans son coup de gueule le journaliste auteur de Gomorra, Roberto Saviano, nos hommes politiques préfèrent rester à l’âge de pierre plutôt que faire des compromis en vertu du bien commun.
Pour rajouter un peu de piment à cette sauce all’arrabbiata, il ne pouvait pas manquer la version italienne de la Manif pour Tous, appelée « Family Day » – probablement ils se sont dit qu’y coller un nom moderne en fancy English camouflerait l’archaïsme de leurs idées. Le rassemblement, qui réunit à Rome la faune la plus variée (plus jamais on ne verra la Ligue Nord et la communauté islamique marcher ensemble) avait déjà provoqué l’abandon d’un projet de loi similaire à l’actuel en 2007 ; deux autres manifestations pour la défense de la famille traditionnelle ont eu lieu, en 2015 et 2016, sous le gouvernement Renzi précisément. Celle qui date du 30 janvier dernier a suscité plusieurs polémiques, en particulier autour de Giorgia Meloni (femme politique dont le parti « Frères d’Italie – Alliance Nationale » affiche sa proximité avec le FN), qui y a déclaré être enceinte… sauf qu’elle n’est pas mariée !
D’un autre côté, près de 400 personnalités publiques du monde de la culture se sont mobilisées en faveur de l’adoption du projet de loi, en lançant une pétition sur change.org : je sens qu’à la fin de l’histoire, les unions civiles seront adoptées grâce à la pression faite par les fans de Laura Pausini.
Parfois je me demande pourquoi, quand on écrit un billet d’humeur sur quelque chose qui se passe en Italie, on n’a même pas besoin de s’inventer des blagues : en partant de l’insistance de la presse pour obtenir une position du Pape encore plus modérée que celle qu’il a déjà, jusqu’à arriver aux déclarations déconcertantes de quelque troglodyte qui se croit en croisade, ils sont ridicules. Les sénateurs qui pensent boucler l’affaire en deux jours le sont également, beaucoup plus de ces hommes efféminés ou ces femmes androgynes qui s’affichent dans les rues, dans les écoles, en boîte de nuit et qui donnent envie à la bourgeoisie catholique de crier « Mamma mia ! ».
Si l’affirmation visible de sa propre orientation sexuelle est un phénomène grandissant en Italie plus qu’ailleurs, et je pense que ça soit le cas, il faudrait s’interroger sur les causes qui poussent les jeunes (surtout) italiens et italiennes à « extrêmiser » la symbolique de leur corps et habillement.
Qui sait que ce ne soit pas un manque absolu de reconnaissance de leur identité (dont l’orientation sexuelle fait indéniablement partie) dans la juridiction ? Qui dit que les cheveux rasés chez une fille, ou un jean super skinny chez un garçon, ne peuvent pas être une forme de résistance ? Parfois on a juste envie d’aller à contre-courant dans la tentative de comprendre un monde à l’envers, et vu ce scénario tragicomique il y a de quoi se rebeller. Mais associer forcément une lesbienne à l’image d’un camionneur et un gay à celle d’une princesse hystérique ne fait que renforcer les préjugés, et ne doit pas devenir automatique : certains participants au « Family Day » ont catalogué le fait d’être homosexuel comme une « mode », et même une idée reçue plutôt répandue en Italie à propos des Français les voudrait « tous homo », à cause de leur façon de parler et de s’habiller (pas de panique les mecs : nous, les filles de la péninsule, on apprécie votre finesse de langage et vos vêtements élégants). Le pas de la reconnaissance des unions civiles s’impose donc comme nécessaire, afin de sortir de cette dichotomie de plus en plus stéréotypée pour aller dans la direction de la garantie de l’égalité des citoyens. Donc, que vous écoutiez Laura Pausini ou pas, je vous invite à vous intéresser à ce débat – au pire, vous rigolerez des disgrâces d’autrui.