Il y a six ans, le 15 mars 2011, débutait en Syrie un conflit qui a fait près d’un demi million de victimes. Grande absente des négociations, l’Europe, pourtant directement concernée par les conséquences de cette guerre, n’a pas su faire entendre sa voix et intervenir pour arrêter le massacre de la population syrienne.
Tout commence par une bêtise d’adolescent. En février 2011, grisé par le Printemps arabe, qui a permis les renversements de Moubarak (Egypte) et de Ben Ali (Tunisie), un adolescent de la ville de Deraa tague sur le mur d’une école “C’est votre tour, Dr Bachar al-Assad”. Le lendemain, il est arrêté, emprisonné et torturé. La société civile descend dans la rue pour dénoncer ces pratiques tortionnaires. Le peuple est éreinté par 40 ans de règne sans partage du clan Assad, et par un gouffre de plus en plus énorme entre une population appauvrie et une bourgeoisie corrompue et inféodée au régime. Les observateurs internationaux s’attendent à voir le régime chuter, comme dans d’autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, et sont déjà occupés par l’intervention militaire de l’ONU, menée par la France, en Libye.
La situation se dégrade en Syrie : des milliers de personnes descendent dans la rue, mais Bachar al-Assad envoie l’armée contre le peuple. L’Armée Syrienne Libre (ASL), aux velléités progressistes et laïques, est créée, mais le régime libère 700 islamistes pour qu’ils rejoignent les rangs de l’ASL, l’islamisent et la militarisent. Avec l’entrée de l’État Islamique d’Irak sur le sol syrien, en 2012, Damas a un argument parfait pour attaquer les rebelles : la lutte contre l’islamisme radical. Les pays occidentaux hésitent, tâtonnent, ne savent plus vraiment comment intervenir, n’arrivent plus bien à comprendre qui est l’ennemi. Il faut attendre l’automne 2014 pour qu’une coalition internationale se mette en place, mais cette dernière a pour unique objectif de lutter contre l’État islamique. Cette coalition est renforcée après les attentats du 13 novembre. Rapidement, la Russie et les États-Unis occupent le devant de la scène internationale. La guerre civile devient conflit mondial, et ni les civils syriens, ni les yézidis, victimes de Daech, ni les Kurdes, premiers sur le front, ne sont plus au centre des préoccupations mondiales. Moscou veut protéger Damas, ses alliés turcs et iraniens, Washington veut s’imposer comme première puissance tout en ménageant Israël.
Une Europe trop faible
Au centre de ce conflit, entre massacres sur le terrain et nouvel équilibre des puissances mondiales, l’Europe s’est faite discrète, avant de totalement s’effacer. Elle était pourtant l’une des premières à réagir aux exactions du régime de Damas. Jusque là, l’Union européenne et la Syrie tentaient d’entretenir des relations cordiales : un accord de coopération, signé en 1977, devait être remplacé par un accord d’association, créé dans le cadre de la Politique de voisinage. La Syrie devait bénéficier d’aides substantielles, de coopération sociale et démocratique, ainsi que d’un accès au marché commun.
Dès le début du conflit, l’Union européenne a gelé le projet et tous les programmes de coopération bilatérale. Elle a interdit toute importation de pétrole ou de produits dérivés en provenance de Syrie, elle a cessé toutes les exportations de biens de logiciels et de technologies qui pourraient servir à la répression ou à la surveillance. Elle a bloqué tous les investissements européens dans les services syriens de banque, d’énergie, d’assurances. Elle a bloqué les échanges d’or, de diamants, de devises, interdit les prêts et subventions, interdit toute exportation de produits de luxe, ce qui a été extrêmement mal vu par la bourgeoisie syrienne. L’Union européenne a également gelé les avoirs et suspendu les visas de 179 personnes et de 54 entités liées au régime, et a interdit l’accès à ses aéroports de tout le fret syrien, ainsi que de la compagnie Syrian Arab Airlines. Cette réaction, jugée exagérée par des observateurs turcs, américains et russes, en est pourtant restée là.
Par la suite, l’Union européenne ne s’est plus investie que dans l’humanitaire, finançant des programmes de soins, de reconstruction, d’alimentation. Mais bien vite, les convois ne parviennent plus à entrer dans les villes, et plus particulièrement dans Alep, devenu le centre névralgique de la guerre en Syrie. L’Union européenne se rabat sur les pays limitrophes, envoie des fonds à la Jordanie, au Liban, à la Turquie. Plus de 8 milliards d’euros ont ainsi été donnés par l’Union européenne pour limiter les conséquences dramatiques d’une guerre ayant fait 4 millions de réfugiés et 7,6 millions de déplacés. L’Allemagne ouvre ses portes à un million de personnes, est applaudie, avant de les refermer et de négocier un accord très juteux avec la Turquie, qui devient le cerbère de l’espace Schengen, empêchant les migrants de pénétrer en Europe, en dépit du droit d’asile.
Des tentatives avortées de mobilisation
Si l’Europe est restée très discrète durant tout le conflit syrien, se contentant la plupart du temps de “dénoncer”, “s’indigner”, “s’inquiéter”, “se préoccuper” et “regretter” la situation, certains pays étaient favorables à une intervention bien plus forte. Le 21 août 2013, le conflit atteint un niveau inédit dans l’horreur quand Bachar al-Assad assassine son propre peuple au gaz sarin. Dans l’oasis de la Ghouta, près de Damas, plus de 1200 personnes agonisent, et les images insoutenables de dizaines de cadavres d’enfants alignés sur le sol font le tour du monde.
Quelques mois plus tôt, Barack Obama avait affirmé que l’utilisation d’armes chimiques constituerait une “ligne rouge” à ne pas dépasser, au risque de voir les États-Unis intervenir directement contre le régime. Pourtant, seule la France prend ses dispositions dans la perspective d’une intervention, suite au massacre de la Ghouta. François Hollande, le président “normal”, se révèle être un véritable va-t-en-guerre stratégique et offensif, respecté par les États-majors de toute la planète. Il invite les pays occidentaux à réagir et à attaquer le régime de Damas. David Cameron se montre intéressé, mais fait voter la possibilité d’entrer en guerre à la Chambre des communes, et n’est pas suivi par ses députés. Qu’à cela ne tienne, la France propose une coopération bilatérale militaire aux États-Unis. Barack Obama refuse au dernier moment de mettre en danger ses alliés israéliens et la France se voit obligée de renoncer à ses revendications interventionnistes.
Une responsabilité internationale à assumer
Les acteurs internationaux, ONU et Union européenne compris, ont mal anticipé et appréhendé le conflit syrien. Considérant les différents régimes arabes de la même manière, ils ont cru à un effet domino à partir de la révolution de jasmin. Pourtant, l’issue des soulèvements populaires était beaucoup moins prévisible en Syrie. En effet, le régime de Damas pouvait compter sur des alliés que n’avaient pas les pays du Maghreb : Turquie, Iran, mais surtout la Russie, alliée, voire amie de longue date. Il fallait également compter avec le voisin irakien et le développement inquiétant de milices armées, prônant la charia, et que l’on ne connaissait alors pas. Craignant pour leurs alliés, les pays occidentaux ont attendu trop longtemps. Lorsque les conséquences ont été suffisamment dramatiques pour pouvoir légitimement intervenir, évincer Bachar al-Assad signifiait offrir le pouvoir à Daech.
L’Europe, ne parvenant pas à faire consensus entre ses différents États-membres, a préféré se mettre en retrait, considérant qu’elle n’était pas directement concernée par le conflit. Ainsi, en 2015, Ban Ki-Moon, alors secrétaire général de l’ONU, déclare que seuls cinq pays ont la clé du conflit en Syrie : les États-Unis, la Russie, l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie. L’Europe, pourtant premier donateur en aide au développement, et en ligne de mire directe des crises migratoires, baisse la tête et ne réagit pas. En réclamant sans cesse une issue politique au conflit, mais en n’agissant que sur un plan économique et humanitaire (donc de gestion de crise et non de traitement du problème), l’Europe n’a pas su défendre les valeurs d’État de droit, de défense des droits de l’Homme, de démocratie et de bonne gouvernance qu’elle promeut pourtant. Lorsque les forces russes et syriennes font tomber Alep, l’Europe s’attend à un bain de sang, qui lui permettrait de dénoncer la barbarie ambiante. Le terrible massacre n’aura pas lieu, ne permettant pas aux États peu impliqués de se distinguer des assaillants.
L’Europe aurait pu intervenir plus tôt, elle aurait pu imposer des sanctions plus sévères, elle aurait pu imposer sa présence légitime à la table des négociations, elle aurait pu choisir d’intervenir, d’ouvrir des couloirs humanitaires, de montrer l’exemple. En se faisant toute petite, l’Europe a accepté de partager la responsabilité d’un immense gâchis, et du massacre d’un peuple.
Cet article a été republié par Le Taurillon.