Des deux côtés de l’Atlantique, le phénomène des migrations illégales a entraîné l’essor de forces populistes et résolument anti-immigration qui disloquent les équilibres institutionnels assumant une attitude sécuritaire. La gestion des flux migratoires révèle dès lors les failles structurelles du système politique aux États-Unis tout comme en Europe. Un article de Virginia Achenza, pour Courrier d’Europe.
“If you don’t have a border, you don’t have a country”
Dans sa déclaration d’état d’urgence nationale le 15 février 2019, le président américain Donald Trump a déclaré que la construction d’un mur à la frontière entre les États-Unis et le Mexique était indispensable pour arrêter les entrées illégales et asseoir la souveraineté nationale étant donné que “sans frontière, il n’y a pas d’État”.
Le lien entre migration et frontière s’explicite dans la mesure où les migrations remettent en cause l’inviolabilité des frontières et redéfinissent les identités politiques. C’est pourquoi aussi bien en Europe qu’aux États-Unis les migrations illégales sont abordées en termes de sécurité, choisissant une rhétorique sécuritaire : les migrations mettent en lumière une brèche dans la capacité des États à contrôler leur propre territoire, ce qui remet en cause leur souveraineté. Ainsi, les migrations sont aussitôt appréhendées comme une menace pour l’existence de l’État-nation puisqu’elles peuvent compromettre l’homogénéité que les États cherchent à créer à travers l’activité que Benedict Anderson définit dans Imagined communities (1983) comme “mythopoétique”, à savoir la création continuelle de symboles qui finissent par forger une identité nationale.
Or, la construction de cette identité se fait également par l’individuation d’un antagoniste qui, dans ce cas, est la figure du migrant dans une logique d’inclusion et d’exclusion. Ce langage relève de ce que le chercheur danois Ole Waever a baptisé “grammaire de la sécurité”, à laquelle le président américain comme les eurosceptiques ont largement recours. Or, il convient tout de même de noter qu’aussi un pro-européen comme le Président de la Commission Jean-Claude Juncker n’était pas étranger à cette rhétorique lorsqu’en septembre 2018 il a déclaré dans son discours sur l’état de l’Union, intitulé L’heure de la souveraineté européenne, que “les Européens s’attendent à ce que l’Union européenne assure leur sécurité. […] Aussi, il est évident qu’un leadership et un esprit de compromis s’imposent tout particulièrement pour ce qui est de la migration. […] Il faut protéger nos frontières extérieures plus efficacement.”
Cette pratique largement diffuse parmi les politiciens américains et européens s’insère au sein du concept de la “sécuritisation” (Wæver, 2000) qui présente le migrant comme une menace et qui peut servir de cadre conceptuel pour réfléchir à la gestion des flux migratoires en tant que pierre de touche apte à vérifier la solidité de la structure politique d’une union d’États.
Une différence de nature et non de degré
Des deux côtés de l’Océan Atlantique, les flux migratoires ont un impact majeur sur l’élaboration des politiques, mais il y a une différence de nature et non de degré entre les conséquences que l’immigration entraîne aux États-Unis et en Europe.
Les États-Unis sont un gouvernement fédéral qui exerce un pouvoir centralisé sur les politiques migratoires, actuellement régies par l’Immigration and Nationality Act qui limite les permanent immigrants (résident permanent légal) à 675.000 par an, alors que le Congrès et le Président déterminent chaque année le nombre de réfugiés admis, réduit à 30.000 pour l’année fiscale 2019.
En revanche, dans l’Union européenne à 28 la crise est plus complexe et révèle son manque d’unité politique, son déficit démocratique. Le cadre législatif actuellement en vigueur est le Règlement de Dublin, adopté dans les années quatre-vingt-dix et aujourd’hui inadapté pour faire face aux dynamiques du phénomène migratoire. Or, l’incapacité de le reformer est révélatrice de la difficulté de l’UE d’être un acteur global sur la scène internationale. Non seulement il y a des intérêts divergents parmi les États membres, mais les vents populistes qui soufflent sur l’Europe ont contribué à entretenir la croyance selon laquelle les flux migratoires sont massifs et dès lors susceptibles de corroder le tissu national. Nous sommes ici pleinement en présence d’une logique de la sécuritisation : si les migrations sont considérées comme une menace commune à tous les États membres, il est alors possible de forger une communauté d’intérêt et d’action. Une stratégie pareille avait été adoptée au lendemain des attaques du 11 septembre aux États-Unis avec la création du département de la Sécurité intérieure.
La religion, une facette aux implications multiples
Une différence saillante entre l’Europe et les États-Unis réside dans la religion professée par les immigrés. Le groupe le plus nombreux de migrants se dirigeant vers les États-Unis est issu de la “Frontière Sud”, à savoir du Mexique et d’Amérique centrale. Les pays concernés partagent en grande partie une foi commune, le Christianisme.
Au contraire, un écart culturel et social sensiblement plus important sépare la population européenne autochtone des nouveaux arrivants originaires d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne, du Moyen Orient et Sud-Est asiatique. Dans une Europe majoritairement chrétienne, nombreux sont les immigrés musulmans et leur intégration au sein des sociétés européennes peut paraitre problématique, d’autant plus qu’en certains pays d’Europe de l’Est les partis au pouvoir se proclament “défenseurs de la Chrétienté” face aux migrations, comme c’est le cas pour Fidesz en Hongrie ou pour Droit et Justice en Pologne.
L’identité culturelle, une prérogative nationale ?
Cela souligne une autre différence constitutive entre les États-Unis et l’Europe ; alors que les premiers en tant que nation se fondent sur des récits communs tels que la “destinée manifeste”, l’“exceptionnalisme américain” ou encore le “rêve américain”, l’identité européenne varie grandement en fonction des différents contextes nationaux et des relatives expériences historiques.
L’historien Ernest Renan soutenait que la mémoire comme l’oubli sont un “facteur essentiel de la création d’une nation”. Or, lorsqu’il s’agit d’une union de nations telle que l’UE, plus il y a de nations dans l’UE, plus la famille des mémoires nationales est différente et plus c’est difficile de construire des mythes fondateurs partageables sur un passé commun qui puisse servir de base également pour une action commune dans le temps présent. Dans cette optique, il est alors compréhensible que les nations d’Europe de l’Est qui sont sorties du communisme et de l’autocratie il y a moins de trente ans puissent percevoir les directives européennes concernant les quotas de répartition des migrants comme une violation de leur récente souveraineté.
Le mur, censé diviser deux pays, devient facteur de division au sein d’un même pays
Au moins depuis le Traité de Westphalie, le contrôle des frontières est une des prérogatives essentielles de tout pays souverain et la construction de murs est l’une des plus anciennes pratiques qui, traversant les époques et les continents de la Grande Muraille chinoise aux murs du Vatican, continuent d’être encore l’option choisie en 2019.
Or, si le mur est censé diviser un pays d’un autre pays, il peut s’avérer être un facteur de division bien plus puissant à l’intérieur d’un seul et même pays. En effet, la décision du président Trump de déclarer une “urgence nationale” pour construire un mur à la frontière entre les États-Unis et le Mexique a provoqué un constitutional clash, une crise constitutionnelle au sujet de quelle branche du gouvernement (le Congrès ou le Président) détient le power of the purse, le contrôle des dépenses pour le budget fédéral. Avec seize États américains ayant déposé un recours en justice contre la décision du Président, la gestion des flux migratoires apparaît donc comme un examen de passage révélant des problèmes politiques plus profonds.
Côté européen, le mur qui sépare la Hongrie de la Serbie sert également de frontière extérieure pour l’Union européenne et une politique commune en matière de contrôle des frontières extérieures, symbolisée par Frontex, demeure un terrain de lutte pour atteindre une véritable coopération opérationnelle.
Accords bilatéraux, la panacée ?
La construction de murs n’est pourtant qu’une réponse ex post au problème des migrations illégales. Une autre approche, potentiellement plus efficace, est celle de s’attaquer au problème de façon préventive en faisant en sorte d’éviter dès le début que les personnes ne s’embarquent pas dans leur voyage. Aussi bien l’Union européenne que les États-Unis ont adopté cette approche.
En 2016 l’UE a conclu un accord avec la Turquie pour arrêter les flux de migrations illégales passant par la Turquie vers l’Europe, la Turquie acceptant de recevoir les migrants qui arrivent en Grèce contre une subvention de six milliards d’euros financée par l’UE.
Cette stratégie d’endiguement et d’externalisation du problème a été adoptée également aux États-Unis qui ont conclu en janvier 2019 les Migrant Protection Protocols avec le Mexique, ce dernier acceptant d’accueillir les migrants souhaitant aller aux États-Unis pendant la durée des procédures d’immigration.
Or, les accords bilatéraux ne peuvent pas représenter une solution sur le long terme en ce qu’ils ne font que repousser le problème. La gestion des migrations n’est pas une question européenne ni américaine. Il s’agit d’un défi mondial et il faut l’affronter en tant que tel. Signé en décembre 2018, le Global Compact des Nations Unies pour “des migrations sûres, ordonnées et régulières” a été le premier accord international en la matière, mais plusieurs pays européens (dont les membres du pacte de Visegrád, l’Italie et l’Autriche) n’y ont pas adhéré et les États-Unis n’ont pas pris part aux négociations affirmant que “les décisions sur la sécurité des frontières, sur qui est admis à résider légalement ou à obtenir la citoyenneté, figurent parmi les plus importantes décisions souveraines qu’un pays peut faire et qu’il n’est donc pas question qu’elles fassent l’objet de négociations dans un cadre international”.
Si après la seconde guerre mondiale le politologue Rupert Emerson affirmait que “la nation et l’État-nation sont des anachronismes à l’âge atomique”, nous assistons aujourd’hui à la résurgence d’ambitions nationalistes des deux côtés de l’Atlantique. L’ordre international fondé sur le multilatéralisme y survivra-t-il ?
Crédit photo : Tomas Castelazo. Photo redimensionnée.