Les inquiétudes des pays baltes face à la Russie

Entrés dans l’Union européenne en 2004, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie (pays limitrophes de la Russie et de la mer baltique dits « pays baltes », parfois associés à la Finlande) sont aujourd’hui à la charnière entre ces deux puissances que sont l’UE et la Russie. Malgré le maintien d’une coopération frontalière avec la Russie, force est de constater une méfiance grandissante de ces États face à l’influence de leur vaste voisin. Un article de Courrier d’Europe – Made in Sorbonne.

Les pays baltes entre Russie et Europe

L’appartenance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à l’espace européen ne va pas d’elle-même. Au cours de l’histoire contemporaine, ces pays ont longtemps été sous domination russe, d’abord en tant que provinces de l’empire russe, puis, après une période d’indépendance dans l’entre-deux-guerres, en tant que républiques soviétiques – et non simplement pays du « bloc de l’Est » comme les autres pays d’Europe centrale et orientale. La présence d’importantes minorités russophones (6% en Lituanie, 27% en Lettonie et 25% en Estonie) et du christianisme orthodoxe (non majoritaire mais important en Estonie et en Lettonie), la langue estonienne proche de certaines langues parlées en Russie (langues finno-ougriennes), ainsi que l’enclave de Kaliningrad, ville de la Fédération de Russie située entre la Pologne et la Lituanie, témoignent des liens culturels de cette région avec le monde russe.

Mais leur proximité avec l’Europe est tout aussi indéniable. Situés sur la mer Baltique, ils entretiennent des liens historiques avec les pays d’Europe du Nord bordant la mer Baltique et la mer du Nord, surtout avec les pays scandinaves (Danemark, Norvège, Suède et Finlande) mais aussi l’Allemagne. Comme ces derniers, l’Estonie et la Lettonie sont majoritairement protestantes, tandis que la Lituanie est à majorité catholique en raison de sa proximité géographique et historique avec la Pologne. Enfin, et probablement l’élément le plus déterminant : ces pays, qui ont proclamé leur indépendance avant même la fin de l’URSS, sont les seules ex-républiques soviétiques à s’être détournées de la sphère d’influence russe pour intégrer l’OTAN en 2003 puis l’UE en 2004.

Des relations ambivalentes : la méfiance derrière la coopération

Aujourd’hui, les liens entre les pays baltes et la Russie demeurent complexes. D’un côté, les pays baltes ont d’importantes relations économiques avec la Russie (mais aussi avec d’autres États ex-soviétiques comme le Kazakhstan), surtout les villes portuaires comme Riga, la capitale lettone, ou Tallin, capitale estonienne. Dès 2004, des fonds européens ont été alloués pour financer de nombreux projets de coopération transfrontalière avec la Russie et la Biélorussie (autre État ex-soviétique) : les pays baltes se sont beaucoup investis dans ces projets, soucieux de tirer parti de leur position géographique excentrée par rapport à l’Europe et de surmonter leurs difficultés économiques, et sont en concurrence avec la Finlande pour attirer les flux commerciaux russes. Enfin, la Russie est le 1erpartenaire commercial de la Lituanie, et le 3epartenaire commercial de l’Estonie et de la Lettonie.

D’un autre côté, à côté de cette coopération d’ailleurs inégale apparaît un manque de confiance, voire une véritable méfiance. Pour la Russie, les pays baltes sont des pays proches faisant partie de sa sphère d’influence au même titre que l’Ukraine, la Biélorussie ou le Kazakhstan, tandis que les pays baltes sont très attachés à leur sentiment national face à un pays qui a longtemps été une puissance occupante. Après avoir obtenu leur indépendance, plus encore que l’Union Européenne, la priorité de ces États a été l’adhésion à l’OTAN et l’accès à son système de défense – ce qui, évidemment, change beaucoup d’un point de vue sécuritaire pour la Russie, qui a désormais à ses frontières des pays membres de l’OTAN. Il y a une véritable crainte de l’influence, voire de l’expansionnisme russe. En perdant les pays baltes, la Russie a perdu une bonne partie de son accès à la mer Baltique : sous cet angle, la coopération avec les zones portuaires baltes se transforme en intérêt stratégique russe. L’annexion par la Russie de la Crimée en 2014 ou encore le récent conflit entre la Russie et l’Ukraine en mer d’Azov n’ont fait qu’accroître cette peur.

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La « menace russe » vue par les pays baltes : guerre réelle, guerre hybride

L’inquiétude balte n’a fait que grandir ces dernières années. Après la crise russo-ukrainienne de 2014, l’OTAN a positionné des bataillons en Estonie, en Lettonie et en Lituanie – pour l’OTAN, c’est une mesure de réassurance, pour ces pays c’est une nécessité absolue. En 2017, il y avait 1000 hommes sous commandement britannique en Estonie, 1000 hommes sous commandement sous commandement canadien en Lettonie et 1000 hommes sous commandement allemand en Lituanie. L’armée française s’implique de plus en plus : les militaires français ont participé 6 fois à la mission de « police du ciel » balte depuis 2004, et, dans le cadre de la mission « Lynx », stationnent successivement dans les 3 pays baltes depuis 2016. Entre 2014 et 2018, le budget militaire de la Lettonie et de la Lituanie ont doublé, atteignant les 2% du PIB, tandis que celui de l’Estonie a dépassé la barre des 2% du PIB. Les pays baltes mettent en avant l’autoritarisme de Poutine et sa nostalgie de la puissance soviétique, et incitent leurs alliés occidentaux à ne pas se montrer naïfs.

Mais une annexion ou une attaque directe de la Russie contre un pays membre de l’OTAN est peu probable, car trop risquée. Les pays baltes craignent tout autant un autre type d’agression : les méthodes de guerre dite « hybride ». Il s’agit d’une forme d’ingérence et de déstabilisation dans un autre pays à l’aide de moyens comme l’alimentation de conflits internes (en soutenant des groupes d’opposition ou pro-russes), la diffusion de médias pro-russes et la désinformation, la destruction d’infrastructures, les cyberattaques. Ces techniques ont été utilisées par la Russie lors de la crise ukrainienne et les pays baltes mettent en garde l’UE et l’OTAN à ce sujet depuis plusieurs années. En 2017, les ministres des Affaires étrangères des 3 pays, venus à Washington, ont incité leur allié à ne pas sous-estimer une menace russe « sans précédent depuis 30 ou 40 ans ». « Je pense que nous avons vu dans les trois ou quatre dernières années que les nations démocratiques sont la cible d’attaque », a affirmé Edgars Rinkevics, ministre des Affaires étrangères letton. Déjà en 2007, le Web estonien avait fait l’objet d’une vague de cyberattaques au moment même où le gouvernement avait décidé de déplacer un monument à la mémoire de l’Armée Rouge, provoquant la colère des minorités russes et une crise diplomatique avec Moscou (crise du « soldat de bronze »).

Cette affaire illustre la situation délicate des russes baltes. En effet, même si la coexistence est relativement stable, il existe effectivement une méfiance antirusse chez certains nationalistes, et ces minorités font l’objet d’exclusions ou de discriminations, ce que ne manquent pas de relayer certains médias russes. En outre, les russes baltes, et encore plus l’enclave de Kaliningrad, ont vécu l’adhésion à l’UE comme une rupture supplémentaire avec la Russie. La protection des minorités russes dans les pays voisins (pays baltes, Ukraine, Moldavie, Kazakhstan) est un enjeu de première importance pour la Russie de Poutine, et ces dernières pourraient bien devenir un instrument d’influence politique. Ainsi, en 2012, un référendum visant à faire du russe une langue officielle de la Lettonie (refusé à 75%) avait été interprété par les nationalistes comme une tentative d’ingérence russe, tandis que Moscou y voyait un « appel à l’aide » des russes lettons. Le risque serait de tomber dans un cercle vicieux de méfiance mutuelle, les russes baltes devenant de plus en plus pro-russes et les baltes de plus en plus antirusses, conduisant à des tensions sociales voire à de la violence.

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L’aide européenne

Depuis la chute de l’URSS, tous les pays ex-communistes d’Europe de l’Est et du Nord sont clairement atlantistes, c’est-à-dire qu’ils comptent sur la protection de l’OTAN, et souverainistes – autrement dit, ils tiennent à leur indépendance. De toute évidence, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sont aujourd’hui les pays membres de l’UE qui se sentent le plus menacés par la Russie.

Face à cette situation, l’Europe, et surtout l’UE peut-elle jouer un rôle significatif ? La défense européenne intégrée demeure notoirement faible et incomplète, en raison des divergences entre les pays et du refus de renoncer à la souveraineté en matière militaire ; les avancées sont présentes mais timides. Dans cette situation, les pays baltes approfondissent certes leurs relations stratégiques avec certains pays, comme la France ; mais il est clair que l’aide en provenance de l’UE ne sera pas de nature militaire.

L’UE pourrait alors surtout apporter une aide économique, politique et sociale. Malgré la rapide croissance économique des années 2000 qui leur avait valu un temps le surnom de « Tigres baltes », les 3 pays baltes demeurent parmi les économies les moins riches de l’UE en termes de PIB et de PIB par habitant. En volume, ils font partie des pays recevant les fonds européens les plus réduits, mais ce sont les pays européens recevant le plus de fonds européens par habitant – du fait de leur faible population. Les pays baltes comptent aussi sur la connectivité et l’insertion dans les réseaux européens pour s’affranchir de l’influence russe : ainsi, en 2016, la Lituanie a été raccordée au réseau électrique européen via la Pologne, et l’Estonie et la Lettonie visent leur raccordement au réseau européen d’ici 2025, abandonnant leur dépendance au réseau électrique russe. En outre, correctement gérées, des aides régionales pourraient contribuer à se préparer en cas de guerre hybride mais aussi à apaiser les tensions sociales. Il semble impératif que l’UE remette ses régions frontalières au centre de ses préoccupations et les aide à lutter contre les conflits internes et externes qui les menacent.

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