Par Clara Duban
En 1987, la Turquie dépose sa candidature pour adhérer à l’Union européenne (UE). Depuis 34 ans, sa possible adhésion est l’objet de controverses. En 2021, alors que le pays connaît un durcissement de sa politique intérieure (retrait de la Convention d’Istanbul) et extérieure (conflits avec Chypre et la Grèce), comment expliquer que l’Union européenne continue d’envisager l’adhésion de la Turquie à son entité ? La République d’Erdogan dispose d’un argument de taille, celui de la question migratoire.
Depuis l’invasion du nord de la Syrie par la Turquie en 2019, les tensions entre Ankara et l’Union européenne sont allées crescendo. Les négociations pour l’entrée de la Turquie dans l’UE étaient au point mort depuis un an. Cependant, le 6 avril dernier, lors d’une rencontre avec les présidents de la Commission et du Conseil européen, Ursula von der Leyen et Charles Michel, le président turc Recep Tayyip Erdogan a rappelé que la Turquie avait toujours pour objectif une « adhésion complète à l’Union européenne ». A cette occasion, les représentants de l’Europe ont fait part de leurs « profondes inquiétudes » quant au respect des droits de l’homme en Turquie, mais ont également affirmé leur volonté de faire évoluer leur collaboration avec ce « partenaire important ». Ainsi, l’accord sur l’immigration signé en 2016 a été prolongé, accord en vertu duquel la Turquie s’engage à renforcer le contrôle de ses frontières et à s’occuper des migrants souhaitant accéder à l’Europe par son territoire, en échange d’un financement et d’un assouplissement de l’attribution de visas aux ressortissants turcs pour entrer dans l’espace Schengen. Depuis cet accord, la Turquie a, en effet, accueilli sur son sol près de 4 millions de réfugiés. Néanmoins, une entrée de la Turquie dans l’UE serait-elle encore souhaitable pour d’autres raisons que la politique migratoire menée actuellement en Union européenne ?
La candidature turque est intéressante pour l’Union européenne sur plusieurs aspects. Depuis 1992, la Turquie est un membre associé de l’Europe, et c’est le seul pays, depuis 1995, à avoir signé un accord d’union douanière avec l’UE. Ainsi, les relations commerciales sont aujourd’hui plus fortes avec la Turquie qu’avec le Royaume-Uni, puisque 37 % du commerce extérieur de la Turquie se fait avec les Vingt-Sept. C’est un partenaire commercial majeur et qui dispose d’un large marché intérieur. La Turquie jouit également d’une position géographique stratégique : véritable ouverture sur le Moyen-Orient, elle permettrait de se rapprocher des pays riches en ressources naturelles, d’avoir une plus grande influence sur les conflits de la région, et de pouvoir contrôler l’Est des mers Méditerranée et Noire. Mais c’est aussi un pays aux fortes ressources en eau et dont l’économie est en pleine expansion, avec une croissance moyenne annuelle de 5 % depuis 2002. D’autant plus d’éléments qui en font un atout stratégique pour l’UE. Néanmoins, si un véritable effort avait été fait au début des années 2000 pour coller aux critères de Copenhague, rendant la candidature turque réellement envisageable par la Commission en 2004, ces points sont, aujourd’hui, à relativiser.
Lorsque l’UE reconnaît officiellement la Turquie comme pays candidat en 1999, plusieurs arguments d’opposition sont avancés. Tout d’abord la droite chrétienne-démocrate européenne s’interroge : la Turquie peut-elle être considérée comme un pays d’Europe alors que seule une partie de son territoire se trouve sur le continent, que la langue turque trouve ses racines en Asie mineure, et que le pays est majoritairement musulman ? Plusieurs ont craint qu’une telle intégration signifierait un élargissement futur de l’Europe aux pays du Maghreb. En outre, avec 83 millions d’habitants en 2020 et une forte croissance démographique, la Turquie deviendrait rapidement le pays le plus peuplé d’Europe, et aurait, ainsi, le plus grand nombre de députés au Parlement européen. D’aucuns redoutent alors que la Turquie ait un poids politique trop important dans l’UE.
En dehors de ces questions d’ordre structurel, ce sont les politiques mises en place par la Turquie qui apparaissent comme les plus grands freins à son entrée dans l’UE. Les mesures davantage autocratiques prises par le gouvernement actuel inquiètent : en 2017, un régime présidentiel fort a remplacé le régime parlementaire, en octroyant au corps exécutif une plus grande influence sur le pouvoir juridique. Par ailleurs, les droits de l’homme sont pour la plupart bafoués, notamment la liberté d’expression et de presse. Amnesty international qualifie même la Turquie de « plus grande prison du monde pour les journalistes ». La politique turque menée à l’encontre de la minorité kurde est également une grande source d’inquiétude. En 2015, affirmant « entrer en guerre contre le terrorisme », elle commence à bombarder les positions des forces armées kurdes. Au niveau géopolitique, Ankara va souvent à l’encontre des positions de l’UE. Elle refuse de reconnaître la République de Chypre, dont elle occupe la partie Nord depuis 1974. Dans le conflit du Haut-Karabakh, la Turquie soutient le peuple azéri, tandis que l’Union européenne a adopté une voie plus pacifique en appelant une reprise des pourparlers. L’Union européenne accuse également le pays de violer l’embargo sur les armes imposé à la Libye par la communauté internationale. Enfin, la Turquie a mené plusieurs missions d’exploration gazière dans les eaux grecques et chypriotes, fin 2020, en revendiquant l’appartenance des exploitations d’hydrocarbure en Méditerranée orientale, s’en est suivi une crise diplomatique d’ampleur inédite.
Au vu de ces affronts diplomatiques, l’Union européenne a menacé de prendre des sanctions face à la Turquie en décembre 2020. La Turquie réagit immédiatement en menaçant de laisser passer, en Europe, les millions de migrants retenus sur son territoire. La question migratoire catalyse l’ensemble des tensions entre le continent européen et la Turquie. Un argument de taille qui permet à la Turquie de maintenir le bras de fer avec l’Union européenne. Mais la question se pose : jusqu’à quand ? L’Union européenne peut-elle se satisfaire éternellement d’une coopération instable avec un régime quasi autocratique ? Lors d’une commission parlementaire des affaires étrangères le jeudi 22 avril, les législateurs européens ont affirmé que les relations UE-Turquie avaient atteint un « point historiquement bas » et que « les négociations d’adhésion devraient être formellement suspendues si la tendance négative n’[était] pas inversée ».