Article de Louis Lacausse.
Умом Россию не понять
Умом Россию не понять,
Аршином общим не измерить:
У ней особенная стать —
В Россию можно только верить.
Fiodor Tiouttchev
La Russie ne se comprend pas par la voie de la raison,
Un critère commun ne permet pas de la mesurer
Elle a un caractère particulier
En la Russie nous ne pouvons que croire.
Ce quatrain de Fiodor Tiouttchev est connu des Russes comme les premiers vers de la fable de la Fontaine Le Corbeau et le Renard sont connus des Français. Écrit en 1866, à une période où les poèmes de Tiouttchev laissent de côté le romantisme pour se consacrer à un certain engagement politique, ce quatrain permet de penser la fameuse « voie russe » au moment où le conflit qui oppose les slavophiles aux occidentalistes agite la société russe. C’est un clivage dont on peut encore trouver des traces dans la vie politique russe ainsi que dans ses institutions. C’est ce qui fait que depuis plus d’un siècle et demi, la Russie « a un caractère particulier ». Pour les occidentaux, la fameuse « âme russe » (русская душа) se caractérise par son irrationalité, son besoin de souffrance, sa démesure, son désespoir, ses contradictions. « C’est l’hypertrophie du cœur contre l’esprit » diraient Tourgueniev et Dostoïevski. Dans les essais académiques ou sur les plateaux de télévision, les qualificatifs abondent pour décrire un système politique russe qui ne se laisse pas facilement comprendre. En effet, nos systèmes politiques sont imprégnés d’une pensée rationnelle, pragmatique, qui s’est lentement imposée avec l’universalisme des lumières. Côté Russe, l’autocratie des Romanov a laissé place à une révolution socialiste escamotée suivie d’une bolchevisation par le haut de la société russe – désormais fondue dans une expérience totalitaire. Hannah Arendt rappelle qu’un système totalitaire n’exerce pas seulement son influence dans la sphère politique (comme le fait la dictature) mais intervient dans la sphère privée et dans la sphère intime. C’est un système « qui tend vers la totalité » (Les origines du totalitarisme H. Arendt). On peut dater l’expérience totalitaire en Russie de 1928 (avec la fin de la NEP et l’affermissement du pouvoir stalinien) à 1953 à la mort du Vojd (guide) – Staline. La seconde moitié du XXième siècle est marquée par des relâchements de l’emprise du pouvoir (Khrouchtchev et Gorbatchev) entrecoupé d’un moment de durcissement (Brejnev) qui font que l’énorme influence soviétique ne prend véritablement fin qu’entre 1991 et 1996 (les cinq ans qui suivent l’effondrement de l’URSS) après une campagne électorale décisive remportée par un Boris Eltsine malade et opportuniste, au départ loin derrière le candidat communiste Ziouganov. Lorsque V. Poutine arrive au pouvoir en 2000, il redéfinit dans un processus long, et sans doute inachevé, le système politique russe qu’il pense comme une synthèse en capitalisant sur l’humiliation des années 1990 et des héritages complexes et contradictoires (orthodoxe et soviétique). C’est l’alliance entre Poutine et l’âme russe qui permet cette impossible synthèse. Comment le système politique russe parvient-il à réconcilier de lourds héritages contradictoires dans un système hybride mais stable mettant en lumière son caractère inimitable ? La caractérisation de ce régime hybride (I), véritable synthèse d’héritages structurants (II), nous permettra de lever le voile sur une Russie plurielle (III).
I/ Le régime russe est le produit d’une lente construction qui révèle aujourd’hui son caractère hybride et pérenne.
L’hybridité du régime russe se dévoile à l’issue des premiers mandats du président Poutine. Les institutions démocratiques s’installent pourtant dans la douleur des années 1990 (A). Le régime s’hybride d’abord à travers le processus de concentration : la Fédération de Russie concentre beaucoup de pouvoir à Moscou ce qui déplace le curseur vers un pays unitaire tout en restant un pays fédéral (B). Le régime se paralyse alors dans une nouvelle hybridité entre démocratie et dictature (C) . Et ce régime semble véritablement pérenne, ce qui nous permet de le qualifier de centaure davantage que de chrysalide.
A/ Les difficiles années 1990 mettent en place les institutions démocratiques.
Pour comprendre l’état de la société russe prête à accueillir Poutine en 2000, il faut la replacer dans le contexte d’un siècle de communisme, où l’État est présent pour penser à la place des citoyens, qui se termine avec un président (Eltsine) qui incitait les Russes à « avaler autant d’autonomie [qu’ils pouvaient] en avaler ». Mais cette « thérapie de choc » n’a contribué qu’à renforcer la nostalgie qu’avaient les Russes d’un État paternaliste qui pensait pour eux. Ce sentiment de désenchantement, de perdition se retrouve magnifiquement bien décrit dans La fin de L’homme rouge de Svetlana Alexievitch.
Toujours est-il qu’Eltsine réorganise l’appareil d’État et emmène son pays sur la voie de la démocratie – bien aidé par son ami à la Maison-Blanche Bill Clinton. Dès l’origine, les institutions russes ne sont pas tout à fait identiques aux institutions libérales européennes, bien qu’elles y ressemblent beaucoup. La Douma est la chambre basse du parlement russe. Originellement c’est un conseil consultatif du Tsar mis en place en 1906. Elle incarne dans la nouvelle Russie le pouvoir législatif et est théoriquement à l’origine des lois, prérogative largement tempérée par l’autorité du président. Certains observateurs la qualifient désormais de « machine à voter » pour renforcer la légitimité des lois du régime. Elle compte 450 députés dont le mandat est passé de 4 à 5 ans en 2011. Il y a aussi le conseil de la Fédération qui est une assemblée qui rassemble les représentants des 85 régions que l’on appelle les « sujets » fédéraux. En 2014 la Fédération s’est enrichie de deux nouveaux sujets : la Crimée et la ville autonome de Sébastopol. Chaque représentant de région dispose de deux délégués sans considérer la démographie de la région. Le conseil dispose de compétences spécifiques comme la validation des décrets présidentiels relatifs à l’établissement de la loi martiale et de l’état d’urgence (qui a conduit aux confinements territorialisés pendant la crise Covid). Les sujets de la Fédération sont classés selon leur degré d’autonomie : on compte les Républiques (22) qui disposent d’un drapeau, d’un hymne, d’un président et d’un parlement et parfois même de leur propre constitution, les okrogh qui disposent d’une autonomie inférieure à celle de la République mais supérieure à celle des krais et des oblasts. Les krais, les oblasts et les deux (trois) villes fédérales que sont Moscou et Saint-Pétersbourg (et Sébastopol).
B/ La re-verticalisation du pouvoir dans une Russie à la croisée des chemins
Dès son arrivée au pouvoir en 2000, Poutine donne le ton. Le maître du Kremlin choisit pour slogan « La démocratie, c’est la dictature de la loi ». Il promet la ré-instauration d’un pouvoir fédéral fort pour sauver la Russie de la dislocation ou de la Guerre civile – menace qui avait été identifiée par Gorbatchev lui-même. Poutine souhaite créer de nouvelles provinces, administrativement situées entre les oblasts (« régions ») et le pouvoir fédéral, dont les directeurs seraient directement nommés par Moscou. En 2000, les gouverneurs des régions de la Fédération sont élus au suffrage universel et sont parvenus à capter beaucoup de pouvoir sous Eltsine. Ces « barons régionaux » sont véritablement mis sous tutelle par Poutine qui s’arroge le droit de les limoger, de leur retirer leur siège à la chambre haute de la Fédération et de dissoudre les assemblées locales. La « révolution administrative » permet de placer les 85 sujets de la Fédération sous l’autorité de sept nouveaux districts fédéraux. La récupération du pouvoir à l’échelle fédérale s’accompagne d’un renouvellement du personnel politique. Les banquiers et les oligarques ont prospéré sous le régime d’Eltsine et occupaient alors des postes de ministres, de députés ou des contre pouvoirs comme Goussinski (« le magnat des médias »). Contrairement à une image largement répandue par les médias (avec les grands procès du pouvoir contre les milliardaires russes), Poutine ne combat pas vraiment les oligarques de l’ère Eltsine. Il se contente de les priver de pouvoir pour le re-centraliser autour du Kremlin qu’il occupe. Pour preuve, des négociations s’entament entre Poutine et les milieux d’affaires et se soldent par la conservation des privatisations et des promesses d’investissements en échange de la liberté politique dont Poutine a besoin. La complexe affaire Ioukos [1] et le conflit armé en Tchétchénie [2] assoient juridiquement le pouvoir de Poutine qui poursuit sa politique de redéfinition du pouvoir. Le pouvoir poutinien se déploie sur les territoires récalcitrants de la Fédération, en mettant en place une “justice spatiale à la russe” (Y. McGlandières). Dans le Nord Caucase, cela se traduit par un nouveau relais du pouvoir : la Tchétchénie, ancien ennemi et nouvel allié fidèle du pouvoir central face aux républiques turbulentes voisines d’Ingouchie et du Daghestan. En 2005, une nouvelle loi stipule que pour pouvoir se présenter aux élections, un parti doit avoir des représentants enregistrés dans 45 des 85 régions et un seuil minimum de 7% des suffrages. Ces conditions sont difficiles à remplir pour les partis d’opposition. De 2000 à 2008, la verticalisation du pouvoir est la priorité du nouveau régime russe qui se refonde autour d’un homme providentiel : Poutine. Après 2012 et le passage à un mandat à 6 ans, le mot d’ordre est la présidentialisation du système politique (aujourd’hui entre semi-présidentiel et présidentiel[3]).
C/ L’interminable transition démocratique laisse la place à la « démocrature » russe.
Le concept de démocrature nous aide à appréhender la situation dans laquelle se trouve la Russie après la transition démocratique ratée des années 1990. Selon T. Hochmann, tous les régimes peuvent être qualifiés de démocratures mais le concept n’est pas dépourvu d’intérêt pour autant si l’on considère que la démocrature est un régime hybride entre la démocratie et la dictature où chacun des deux extrêmes représente un pôle à la force d’attraction variable. Selon les qualificatifs qu’il met en place dans 50 nuances de démocratures, on peut qualifier le régime russe de démocrature illibérale (qui réduit les libertés) et délégative (qui concentre le pouvoir autour d’un organe : ici l’exécutif). C’est après les événements de Beslan[4] en 2004 que Poutine donne le coup de grâce. Désormais les gouverneurs sont élus par Parlements régionaux sur candidatures proposées par Poutine (et non plus par le suffrage universel). C’est un véritable recul de la démocratie par rapport à la Perestroïka. Le suffrage universel est garant de légitimité sinon de démocratie, et désormais seul Poutine jouit d’une telle assise. Dans la foulée, les élections à la Douma deviennent 100% proportionnelles pour favoriser l’émergence de grands partis et éviter la représentation des candidats indépendants. Bush déclare pour l’occasion qu’il est « inquiet de l’évolution antidémocratique que prend le pouvoir en Russie ». Les contre-pouvoirs sont muselés comme la forte intervention de Gazprom dans les médias en témoigne. Gazprom (entreprise publique dirigée par Medvedev à l’époque) se fixe pour objectif de capter les ressources énergétiques de la Russie pour le compte de l’État. C’est l’exploitation de ces ressources et la stabilité du régime de Poutine qui font redécoller l’économie Russe. La croissance contribue à la popularité du régime, relayée dans les médias désormais contrôlés par Gazprom comme la chaîne TV NTV, le quotidien Les Izvestias, la radio écho de Moscou. Le 29 juillet 2018, trois journalistes russes sont assassinés en Centrafrique en voulant enquêter sur les activités du groupe de mercenaire russes Wagner – qui agit avec la bénédiction du Kremlin sinon sur son ordre. Dans ce nouveau système, les espoirs occidentaux d’un arrimage de la Russie aux valeurs “universelles” des droits de l’Homme sont bel et bien déçus. Néanmoins le régime ne bascule pas non plus vers un système dictatorial au sens classique du terme, en ce sens que les institutions démocratiques (pensons aux organes législatifs) ne font pas partie d’une simple démocratie de façade mais participent plutôt à cette nouvelle forme de régime difficile à qualifier.
II/ Une synthèse à la russe à partir des legs d’un passé fracturé avec pour constante l’autoritarisme
La Russie peut compter sur un passé à la fois riche et traumatisant avec lequel elle entretient une relation ambiguë (A). La démocratisation rapide a révélé une société russe beaucoup moins disparate que ce que l’on aurait pu penser mais démotivée (B) qui se retrouve autour de nouvelles valeurs patriotes (C) .
A/ Le passé soviétique et la crise mémorielle
Le passé proche de la Russie, son statut de superpuissance, la taille de son empire, celle de sa sphère d’influence et la profonde emprise sur sa population ont laissé des marques indélébiles dans la manière de penser le régime russe. Poutine lui-même est un pur produit soviétique, ancien du KGB, fabriqué par le parti il renoue en première intention avec les méthodes communiste. Pour preuve la guerre sanglante de Tchétchénie ou l’intervention en Géorgie en 2008. On pourrait presque dire que Poutine : “c’est les méthodes mais pas l’idéologie de l’URSS” mais la réalité est bien différente. Ce que le régime russe a retenu du totalitarisme soviétique c’est avant tout ce que l’on pourrait appeler une « idéologie chaude» – entendons par là une pureté idéologique motivante qui a permis aux soldats de l’armée rouge de triompher au prix de pertes démesurées à Stalingrad en 1942. Ce point est essentiel dans la structure du régime de Poutine. Lorsqu’il arrive au pouvoir en 2000, la société russe est exsangue, débonnaire, complaisante… En un mot : démotivée. La réaction d’une telle société à l’instauration d’un pouvoir fort fut majoritairement favorable mais le Kremlin redoute que la Russie ne soit le théâtre d’une révolution démocratique (comme en Géorgie ou en Ukraine). Dans cette optique, le régime cherche à rallier la jeunesse en la soutenant financièrement. Les méthodes ici utilisées ne sont pas sans rappeler les heures les plus sombres du passé soviétique (à savoir le stalinisme). Poutine lance le mouvement patriotique Nachi (« les nôtres ») pour les 17-23 ans. Ce dernier compte rapidement plus de 100 000 adhérents. Parallèlement à ce mouvement se déploient les jeunesse poutiniennes dont les adhérents débusquent les immigrants illégaux et autres opposants au régime. Ces jeunes sont la vitrine de la remotivation d’une société russe pour laquelle la violence est atavique. Le passé soviétique est toujours très présent dans les discours officiels comme dans les discussions privées. Il s’agit pour le pouvoir de capitaliser sur les souvenirs glorieux quitte à s’arranger avec les faits historiques. La mémoire russe est contrariée par ces doubles discours qui jonglent entre nostalgie et renouveau. A titre d’exemple, les séparatistes pro-russes du Donbass se battent “contre le fascisme”, “comme leurs grands parents en 1942” et brandissent même parfois confusément des drapeaux de l’URSS au milieu d’une foule en quête de symboles. La fracture entre le “bon vieux temps” de la puissante URSS et les libertés nouvelles du monde globalisé s’observe à tous les niveaux de la société russe : du régime jusqu’aux Russes eux-mêmes – et cette contradiction apparente est partie prenante de la bien nommée “âme russe” que nous avons évoquée.
B/ De « l”Homo soviéticus » aux « Russiens »
Nicolas Werth décrit le PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique) comme une machine à fabriquer « l’Homo-soviéticus ». L’Homo-soviéticus est à l’image du régime, débarrassé de toute impureté idéologique et au service de « la mère patrie ». L’Union soviétique a capitalisé sur cette ressource en partisans pour maintenir un régime extrêmement autoritaire pendant tout le XXieme siècle. De son côté, Poutine n’hésite pas à « réinventer les traditions » (Eric Hobsbawm). C’est à dire que beaucoup de traditions auraient été forgées récemment alors qu’elles semblent ou se prétendent très anciennes. Les traditions inventées sont souvent des réponses en temps de crises (crise de l’identité Russe des années 1990). Ces traditions servent à légitimer des phénomènes sociaux en les renvoyant au passé.[5] Avec l’invention de ces traditions, il invente une communauté patriote autour d’un passé mystifié. Prenons le village russe, réceptacle de la culture populaire, que les planificateurs soviétiques ont voulu éradiquer au profit d’agrovilles, qui a donné naissance à une littérature paysanne dans les années 1970 et qui a contribué à faire revivre le sentiment national russe, enseveli sous la propagande internationaliste. Deux oppositions sont ici à identifier : les russes des villes et les russes des champs d’une part, et les Russes (ethnique et linguistique) et les Russiens (au sens administratif et territorial) d’autre part. La Constitution de 1993 parle d’un « peuple multinational de la Fédération de Russie ». Le recensement de 2010 dénombrait 194 nationalités ou groupes ethniques, alors que celui de 2002 en avait identifié 160 (en 1989, on n’en avait compté que 126). Cependant la Russie n’a jamais été aussi russe. Au XVIIIième siècle, les Russes constituaient 52% de la population de l’Empire, en 1959 ils représentent 55% de l’URSS et en 1989, 81% de la Fédération de Russie. La culture orthodoxe russe domine indéniablement l’espace social mais l’héritage soviétique domine l’aménagement du territoire. En effet, l’expérience du vivre ensemble et la fabrication des « Russiens » découle directement des bouleversements soviétiques a commencer par la collectivisation. Hélène Carrère d’Encausse écrit “qu’après la collectivisation, pas un seul russe ne se trouve là où vivait son grand-père”. On peut aussi penser au peuplement en archipel de la Sibérie au moment de la mise en place de l’empire zek (empire de prisonniers dans l’empire soviétique) et des millions de déplacés dans les goulags décrits par A.Soljenitsyne dans l’Archipel du goulag.
C/ Du point de vue russe : la démocratie illibérale et patriote
Les ambitions politiques de Poutine balayent tout le spectre politique classique. Il propose un programme patriote (et de puissance extérieure), social (ce qui parle à l’électorat communiste) tout en conservant les principes de l’économie libérale (ce qui rallie les partis de droite non hostiles au président). Les législatives du 7 décembre 2003 délient les mains de Poutine qui obtient avec son parti Russie Unie une large majorité. Les communistes menés par Ziouganov s’effondrent. Depuis, les élections russes ont perdu leur caractère compétitif. Mais les spécialistes s’accordent sur le bon fonctionnement des institutions démocratiques russes (condition nécessaire mais pas suffisante pour qualifier la Russie de démocratie). L’opposition est désunie et Poutine reste populaire ; l’économie libérale est aujourd’hui largement acceptée par les Russes comme la seule option valable. La popularité de Poutine s’explique par la croissance économique du pays, alimentée par l’exportation d’hydrocarbures, qui a permis à partir de 2008 de redonner du pouvoir d’achat aux ménages et d’améliorer les conditions de vie de manière très visible. Cette popularité s’accompagne d’un double phénomène de confiance : le premier pour guider un pays mal préparé dans ce nouveau système international ; le second pour réinventer une communauté russe. Poutine construit en quelque sorte le bateau dont il est à la barre. Mais peut-on dire que l’influence occidentale, dont les droits de l’homme “universels” sont portés par la globalisation, est importante en Russie ? L’occidentalisation du mode de vie russe se rend visible avec l’implantation des grandes Firmes Trans-Nationales (FTN) américaines et européennes, avec l’attachement nouveau aux institutions démocratiques ou encore avec les mouvements écologistes et féministes. Mais l’occidentalisation trouve ses limites dans le régime lui-même. Le régime russe n’est pas garant des libertés fondamentales comme les démocraties libérales d’Europe de l’Ouest l’entendent. Cet illibéralisme politique se corrèle avec la mise en valeur d’une société conservatrice et patriote, afin d’affirmer, n’en déplaise à Pierre le Grand, que la Russie ce n’est pas l’Occident. Le patriotisme russe ne ressemble pas aux patriotismes européens en ce sens que les habitants de la fédération font davantage partie d’une « communauté imaginée » (B. Anderson) que d’une unité culturelle, ethnique voire même quelques fois religieuse. Pour souder les citoyens russes, Poutine a donc utilisé les très riches ressources historiques dont la Russie dispose. C’est aujourd’hui la grande différence avec les États d’Afrique post-coloniaux, majoritairement multinationaux, qui ont une histoire trop récente pour harmoniser les lois, les coutumes et déployer les appareils de l’État sur des territoires qui leur échappent.
III/ Un régime qui peine à se réinventer face à une Russie de plus en plus insatisfaite.
Malgré les atomes crochus du régime (et d’une partie des Russes) avec l’autoritarisme, il ne faut pas considérer que Poutine a gommé tout l’héritage de la démocratisation des années 1990, à l’image des oppositions qui existent toujours (A). Néanmoins le pouvoir capitalise sur sa politique extérieure pour restaurer le calme dans la fédération (B). Mais, après avoir sauvé la Russie, peut-être que Poutine devient le fossoyeur d’un régime qui ne peut pas exister sans lui (C).
A/ Des oppositions encore difficiles à structurer face à un régime toujours plus autoritaire
Les oppositions historiques au début du régime se sont formées autour du mouvement démocratique « L’autre Russie » dirigé par Kasparov (champion du monde d’échecs) et dénonçant les dérives autoritaires de Poutine. Les marches de protestations furent réprimées par la police et la rhétorique du maître du Kremlin était d’accuser les opposants d’être financés par des agents étrangers (Etats-Unis en tête) et de vouloir piller les richesses retrouvées d’une Russie en plein redécollage. Les termes de la discorde sont ici assez classiques entre une opposition libérale et un régime nationaliste. En 2007, dans une atmosphère d’intense agitation pré-électorale, une « marche du désaccord » organisée par l’opposition réunit 5 000 manifestants malgré les menaces venant de la municipalité et des forces de l’ordre. Des arrestations massives terminent de décourager les opposants. Dans la foulée, la Douma adopte un amendement qui prévoit 12 ans de prison pour les « extrémistes » Kasparov et Kassianov en tête. Les militants de « L’Autre Russie » sont qualifiés de hooligans et soumis à une rigoureuse surveillance. Les médias sont de plus en plus contrôlés et les journalistes doivent consulter « Russie unie » (le parti du président) avant de publier un article politique. En mai 2007, Kasparov va plus loin et demande à l’Union européenne de ne plus considérer la Russie comme une démocratie. Il démontre que « L’Autre Russie » n’a pas pu exposer ses idées à la télévision. Aujourd’hui, l’opposition est émiettée. On y retrouve des orientations très diverses allant des monarchistes « blancs » aux communistes « rouges ». L’opposition systémique est représentée à la Douma par le parti Libéral démocrate, Rodina, le Parti communiste et le Parti Russie juste (au départ compagnon fidèle de Russie unie). En 2012, une forte opposition se dessine quand V. Poutine se représente pour être président. Cependant, et à ce stade il ne faut plus s’en étonner, la composition du mouvement est paradoxale car les manifestants sont en grande partie issus des classes moyennes urbaines et diplômées – qui ont le plus bénéficié de la stabilité du « système poutine » (expression d’A. Navalny pour dénoncer la corruption endémique au dit système). A. Navalny est d’ailleurs désormais l’opposant politique le plus connu de Russie suite à son empoisonnement en 2021 et à son incarcération à son retour à Moscou. Navalny capitalise sur la corruption du système et de l’homme qui l’incarne et mène un combat très coûteux (personnellement) pour faire entendre la voix d’une société russe a minima circonspecte, a maxima révoltée. L’opposition frontale est très difficile sous Poutine et ses adversaires le savent. C’est pourquoi l’écologie est un espace de contestation nouveau pour s’opposer au pouvoir du président. Prenons l’exemple d’une portion d’autoroute aménagée dans la forêt de Khimki (nord de Moscou). D’abord centrée sur l’environnement, la contestation a pris une tournure politique lorsqu’on s’est aperçu qu’un tracé préservant la forêt aurait pu être choisi si d’importantes opérations de spéculation foncière avaient été annulées.
B/ Le retour de la « Puissance pauvre » : une politique extérieure de prestige et le retard structurel à l’intérieur
Les espoirs d’un arrimage de la Russie à l’Europe et de l’adoption par ce pays des règles de la démocratie libérale ont été déçus. La politique russe est donc une politique « en réaction » à cet Occident qui l’a rejetée et trahie après l’effondrement de l’URSS en élargissant l’OTAN et l’UE. On comprend, en lisant JB Duroselle, qui explique qu’« il n’y a pas de politique extérieure qui n’ait un aspect de politique intérieure ». La politique de prestige de Poutine rappelle celle de l’URSS que l’historien G. Sokoloff qualifiait de « puissance pauvre ». Sauf que la Russie n’est pas l’URSS et il ne faut pas oublier de questionner sa capacité réelle d’influence, d’ingérence ou d’intervention. Il est commun aujourd’hui de dénoncer la puissance russe qui s’installe partout où elle le peut mais la réalité est que la Russie n’est encore qu’une puissance régionale. Seul son passé de puissance globale et le souvenir que l’on a gardé de la menace russe permettent à l’Occident de capitaliser sur cette “ressource médiatique”. Brandir l’épouvantail de la puissance russe est un bon moyen de légitimer une politique extérieure hostile à la Russie qui n’est plus guère que le vestige d’une guerre froide dont la Russie ne voulait plus depuis 30 ans et qu’on lui aurait imposée. Le sentiment d’injustice russe, caricature de Vitaly Podvitsky datant de janvier 2015 en est le témoin le plus flagrant.
Le but de Poutine est que la Russie redevienne ce que Serge Sur appelle un pays « en capacité – capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire ». Il faut ajouter que les récentes tensions dans l’Est de l’Ukraine marquent un tournant dans les relations internationales. La Russie n’est plus simplement une ressource médiatique, mais depuis l’hiver 2021 – 2022, elle est bel est bien devenue une menace permanente pour l’ordre international. La politique de la menace est une consécration des peurs qui ont été mobilisées de part et d’autre de la frontière entre l’Europe et la Russie depuis des décennies. En ce sens, la guerre en Géorgie en 2008, l’intervention en Syrie, en Libye et plus récemment en Centrafrique et dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan replacent la Russie sur le devant de la scène internationale. A ce titre, la Turquie d’Erdogan qui donna la victoire militaire à l’Azerbaïdjan en 2020 avec la vente de drones de combats ou le déploiement d’instructeurs militaires ne fut pas invitée à signer le cessez-le-feu à Moscou. Le message est clair, la Russie a repris le contrôle du Caucase tout entier. De plus, l’exemple centrafricain montre que les succès internationaux de la Russie se monnayent avec des contrats favorisant les intérêts russes en échange d’armes efficaces fournies aux pouvoirs en place sans exiger (contrairement aux Français traditionnellement interventionnistes dans cette région du monde) de rapport sur l’état des Droits de l’Homme. Parallèlement au retour de la Russie dans « ses » territoires (comprenons aussi ses zones d’influence), la situation intérieure reste loin d’être idéale. Prenons l’exemple de la démographie. La population est en déclin depuis plusieurs années et Poutine a mis en place une politique nataliste (incitations financières pour le deuxième enfant) mais sans succès. La mortalité masculine reste extrêmement élevée surtout à cause de l’alcoolisme (morts accidentelles, suicides, homicides) et de la faiblesse en équipements du système de soins. Pour Poutine, le problème démographique ne permet pas aux Russes de maîtriser leur immense territoire national et fait naître un sentiment de crainte envers les étrangers.
C/ Poutine est-il irremplaçable ?
Poutine fut l’homme dont la Russie avait besoin au début du XXIieme siècle. Il a sans doute empêché une guerre civile et c’est quelque chose que lui reconnaissent M. Gorbatchev et les démocraties occidentales. Pour l’heure, il se fit réélire avec 76,69% des voix en mars 2018. « Pourtant cette popularité et cette longévité au pouvoir ne sauraient s’expliquer par les poncifs généralement véhiculés par ses nombreux thuriféraires, à savoir que V. Poutine a redonné « confiance » au peuple russe tout en combattant les oligarques et les potentats locaux issus de l’ère Eltsine […].» [La documentation photographique, la Russie, une puissance en renouveau ? 2018]. Ce qu’il faut comprendre par cette phrase c’est que la vision simpliste qui consiste à expliquer que Poutine a redonné leur fierté à des Russes désorientés n’est qu’une vision partielle et partiale d’une réalité beaucoup plus complexe. Poutine n’est pas un sauveur, il est au cœur de réseaux de corruption qu’il n’a combattu que pour re centraliser les ressources autour de lui. Véritable homme de pouvoir, il incarne l’Etat avec une fermeté et une impassibilité décourageante pour l’opposition. Mais sa position lui permet d’intervenir personnellement dans la vie politique du monde entier ; Poutine serait un des hommes les plus riches et influents de la planète -contrairement à son pays. Et sur la scène internationale, les méthodes de l’ancien agent du KGB qu’est le maître du Kremlin s’imposent. Poutine utilise la force, l’intimidation mais aussi la séduction. Discuter avec le président russe n’est pas un exercice facile ; il a pour lui l’expérience et la longévité (il a connu 4 présidents français, 5 présidents américains) mais aussi une forme d’insolence déroutante. En effet, à l’instar de Prigojine (l’homme à la tête du réseau de mercenaires Wagner), le Kremlin nie formellement toute ingérence à l’étranger sans se défendre de telles accusations, en demandant simplement des preuves. On parle d’un système poutine : un système considéré à partir de la figure qui l’incarne. Le régime se dirige vers un « césarisme politique » où le pouvoir est indissociable de la figure de Poutine qui synthétise le patriotisme soviétique et des éléments de la geste impériale orthodoxe. Il a également adapté le système russe à sa mesure. Mais comme il y a eu une France après de Gaulle, il y aura une Russie après Poutine et son héritage sera sans doute un enjeu politique décisif pour des décennies.
Face aux oppositions rencontrées à partir de 2012, le pouvoir s’est fondé dans un double mouvement, là encore paradoxal. D’un côté on parle d’un tournant conservateur du régime qui acte définitivement son rejet du progrès social en matière d’égalité des sexes ou de droits de la communauté LGBTQI+ par exemple. On peut citer la loi contre la « propagande homosexuelle » ou le discours récent (automne 2021) où Poutine déclarait : « nous respectons les choix de nos partenaires occidentaux qui répondent à une idéologie progressiste et qui mettent en avant, entre autre, l’homosexualité, mais nous, nous n’en voulons pas. La Russie affirme ses valeurs conservatrices en tant que modèle de la société qu’elle s’est choisie et elle aimerait que ses partenaires occidentaux aient le même respect pour ses choix [que la Russie a pour les leurs] ». D’un autre côté, une timide re démocratisation de la Russie a été entamée avec le rétablissement de l’élection des gouverneurs au suffrage universel. Là encore, le conservateur Poutine tente de couper l’herbe sous le pied à ses opposants pour pérenniser son pouvoir. Ainsi, la Russie peut être présentée comme un bastion conservateur d’une forme de démocratie souveraine et patriote (illibérale sans doute) face notamment au libéralisme occidental. Il serait exagéré de qualifier la Russie d’autoritarisme total dans la mesure où les institutions démocratiques fonctionnent globalement. « Si des fraudes sont régulièrement constatées, elles demeurent marginales et semblent davantage dues au zèle d’agents locaux qu’à une véritable stratégie du pouvoir pour se maintenir en place » [La documentation photographique, la Russie, une puissance en renouveau ? 2018]. L’élection dans la grande ville de Ikaterinbourg du maire Y. Roïzman (un opposant de Poutine) montre que les oppositions ont une certaine marge de manœuvre et une certaine crédibilité pour constituer une alternative. Après l’échec de l’internationale communiste sous l’URSS, la Russie se voudrait-elle à la tête d’une Internationale conservatrice ? Une Internationale dans laquelle les mouvements intérieurs (et non pas dirigés depuis Moscou, c’est important) de Pologne, de Hongrie ou du Brésil trouveraient un soutien.
Notes
[1] L’affaire Ioukos :
Ioukos était le deuxième groupe pétrolier russe dirigé par Khodorkovski (première fortune de Russie). Au printemps 2003, une fusion est envisagée entre Ioukos et Sibneft (compagnie pétrolière contrôlée par Abramovitch). Le groupe Ioukos-Sibneft deviendrait le quatrième groupe pétrolier privé mondial. Mais Khodorkovski ne cache pas ses ambitions politiques en finançant deux partis réformateurs (Iabloko et l’Union des forces de droite) opposés à Poutine lors des élections législatives de décembre 2003. Khodorkovski veut construire une société démocratique fondée sur la participation citoyenne. Parallèlement, Khodorkovski tente d’infléchir la politique économique de la Russie pour ses intérêts propres et favorise un partenariat fort entre la Russie et les Etats-Unis dans la mesure où il envisage de fournir ces derniers en pétrole. Pour Poutine, si Ioukov s’internationalise alors une partie des ressources pétrolières russes peut lui échapper. En juillet 2003, des collaborateurs de Ioukos sont inculpés par la justice pour « vol par escroquerie à grande échelle ». Khodorkovski est convoqué par le parquet général. Poutine se prononce pour la lutte globale contre les « crimes économiques » tout en restant dans la légalité pour ne pas donner une mauvaise image de la Russie qui ferait fuir les capitaux, et pour rassurer les libéraux. Rappelons que l’opinion publique a une mauvaise image des oligarques accusés d’avoir pillé la Russie et que cette accumulation de richesses par un petit groupe est un thème récurrent de la campagne électorale de 2003 (33 sur 145 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté). Khodorkovski est arrêté 6 semaines avant les élections pour « vol par escroquerie à grande échelle et évasion fiscale ». On peut y voir le signe de l’influence croissante au Kremlin des anciens du KGB. Le parquet de Moscou saisit 42% des actions de Ioukos mais le Premier ministre Kassianov désavoue cette forme de pression qui fait fuir les investisseurs. En signe de protestation, Volochine (le chef de l’administration présidentielle) démissionne. Il est remplacé par Medvedev.
[2] La guerre en Tchétchénie :
Après le 11 septembre 2001, Poutine souhaite assimiler le conflit tchétchène à une croisade contre le terrorisme et accuse les combattants tchétchènes d’être en relation avec des terroristes fondamentalistes. Les Tchétchènes se réfugient en Ingouchie voisine mais le nouveau président ingouche appuie le pouvoir russe. Les actes terroristes s’étendent jusqu’aux régions voisines voire à Moscou. Le 23 octobre 2002, un commando tchétchène retient plus de 7000 personnes en otage dans un théâtre de Moscou. Les forces spéciales interviennent 3 jours plus tard moyennant la mort de 115 otages.
[3] Le président :
- Est garant des institutions et des lois constitutionnelles
- Nomme les principaux fonctionnaires du pays
- A le droit d’initiative législative
- Peut suspendre les lois et les règlements adoptés par les territoires
- Dispose de prérogatives étendues en matière de politique étrangère.
[4] Prises d’otages de Beslan.
Cette prise d’otages dans une école du Caucase russe par des terroristes armés tchétchènes causa la mort de 334 personnes, dont 186 enfants, en conclusion d’une opération chaotique des forces spéciales où les terroristes se sont défendus contre les Russes en abattant froidement les otages.
[5] Eric Hobsbawm identifie trois fonctions des traditions inventées :
- « établir ou symboliser la cohésion sociale ou l’appartenance à des groupes, de communautés réelles ou artificielles
- établir ou de légitimer celles des institutions, des statuts ou des relations d’autorité
- enfin, socialiser ou inculquer des croyances, des systèmes de valeur et des codes de conduite. »
Bibliographie
Hannah Arendt – Les origines du totalitarisme
Hochmann – 50 nuances de démocratures
Michel Eltchanonoff – Dans la tête de Vladimir Poutine, Michel Eltchanonoff
Serge Sur – Relations internationales
Benedict Anderson – Imaginated Communities
Mireille Delmas Marty – Vers une communauté de valeurs ?
Martin Malia – La tragédie soviétique
Stéphane Courtois – Le livre noir du communisme
Soljenitsyne – L’archipel du Goulag / une journée d’Ivan Denissiouvitch
JB Duroselle – Histoire des Relations Internationales
Martin Breaugh – L’expérience plébéienne
Mendras – Le système Poutine
Mc-Glandière – Justice spatiale à la Russe dans le Nord-Caucase
Kastouéva-Jean – Le système Poutine, bâti pour durer ?
S.Bersteine et P. Miltza – Lectures diverses
Nicolas Werth – Lectures diverses
Carrere d’Encausse –Lectures diverses
Limonier et Vladimir Pawlotsky – La Documentation photographique, la Russie, Une puissance en renouveau ? novembre/ décembre 2018