Article écrit par Michel Santamaria
Les élections américaines au tournant avec un scrutin indécis, les résultats très contestés en Géorgie, une atmosphère irrespirable au Moyen-orient, la question sur l’avenir de Taiwan, la peur australienne de l’expansion chinoise et les nouveaux défis en Indo-pacifique, pour n’en citer que quelques exemples, démontrent un emballement géopolitique et une restructuration entamé de l’ordre international. L’Union européenne doit faire face à cet emballement. Le changement est déjà en route, la question qui se pose c’est celle de l’adaptation. Sa réponse se trouve peut-être dans l’étude des théories des relations internationales.
Naissance du concept de coalition of the willing
Le concept est né au sein des murs du Massachusetts Institute of Technology dans les années 70. Lincoln P. Bloomfield, professeur de science politique et expert en relations internationales en est son créateur. En plein dans la Guerre Froide, il était déjà question de l’inhabilité des Nations Unies à avancer rapidement sur des questions importantes pour cause de blocage entre les pays membres de l’organisation. Sentant une période d’inaction et d’affaiblissement du pouvoir américain, il fallait donc chercher des voies alternatives, un substitut que Bloomfield décrivait comme « un substitut multilatéral pouvant devenir une pure nécessite plutôt qu’un luxe ». Le concept a ensuite été repris par le champ académique américain et en est devenu une phrase politique usée à tout va. Pourtant, c’est en 2003 où il prend réellement vie. Le président George W. Bush déclare que dans sa guerre contre l’Irak il formera une coalition of the willing, ou coalition des volontaires, pour le désarmer. Il ajoute « the United Nations Security Council has not lived up to its responsibilities, so we will rise to ours » («Les Nations Unies n’ont pas été à la hauteur de leurs responsabilités, nous allons être à la hauteur des nôtres »). La volonté première est d’outrepasser les institutions déjà établies, dans ce cas précis les Nations Unies, qui sont trop lentes et ne donnent pas satisfaction aux demandes étatsuniennes. Les bases d’une alternative à l’ordre mondial sont jetées.
Un concept usé à outrance ?
Ce qui semblait être une idée parfaite théoriquement pour agir rapidement et défendre ses intérêts face à d’autres acteurs s’est ensuite démocratisé dans la sphère internationale. Des suites de la guerre en 2003, toute association entre des pays hors d’un cercle institutionnel en est venu à prendre l’appellation de coalitions des volontaires. En 2023 par exemple, les États-Unis ont créé une coalition pour défendre le trafic commercial en mer rouge. Récemment, le président français, Emmanuel Macron, a abordé l’idée de créer une coalition avec certains pays d’Europe pour contrer la lenteur du développement institutionnel des questions de sécurité et de défense européen. Il avait également été repris lors du Sommet mondial sur la sécurité nucléaire, ou parallèlement s’était créé une voie informelle pour atteindre des objectifs plus poussés que ceux établis lors des sommets. Le concept est même sorti de la sphère sécuritaire et a été repris et institutionnalisé dans d’autres domaines. Le cas le plus récent de cette dérive est l’Accord de Paris de 2015, qui introduit au sein de son accord final le concept de Contributions déterminées au niveau national, en d’autres mots la volontarité dans un traité international. L’Accord de Paris découle de l’observation de l’application du concept de coalition des volontaires, et d’un besoin de relations entre le formel et l’informel. Bien que ce soit un accord international, il est considéré comme un succès pour la diplomatie française, organisatrice de la COP 21, mais également pour les européens qui ont pesé largement dans sa conception. Plus léger encore, il peut être considéré que la Super League pouvait s’apparenter à une coalition des volontaires entre un certain nombre de clubs pour atteindre certains objectifs communs. Les coalitions sont donc devenues une réalité.
La fausse idée d’un ordre international
Pourquoi l’Union européenne devrait utiliser un concept trop usé ? Pour répondre à cette question il faut observer et repenser l’ordre international. Il existe dans les mentalités, surtout européennes, l’idée qu’il existe ou qu’il a existé un ordre international, et que les simples turbulences expérimentées ces dernières années ne sont que le fruit de certaines factions qui lui veulent du mal. Sur ce sujet, il faut relire Henry Kissinger, qui dans son livre l’Ordre du monde écrivait « qu’aucun ordre mondial n’a véritablement existé » et que les exemples largement cités pour prouver le contraire (dans ce cas les Traités de Westphalie de 1648), n’étaient qu’une « adaptation pragmatique à la réalité ». C’est un point de vue réaliste, certes, mais qui semble le mieux placé pour comprendre l’emballement géopolitique de ce début de siècle. Accepter l’idée qu’il n’existe pas d’ordre international c’est accepter plusieurs réalités. Premièrement, c’est sortir de l’idée de l’inévitabilité du système occidental. Cette idée que les récents foyers de guerres viennent perturber un ordre de paix, et que tôt ou tard tout reviendra à la normalité. Si l’on se prête au jeu de considérer qu’il y a eu une période de relative stabilité dans le continent européen et les pays dit occidentaux, c’est restreindre le comptage à une poignée de pays et effacer l’interconnectivité des relations internationales. En dehors du continent européen, il n’y a jamais eu ce havre de paix. C’est accepter que nous dépendons des autres et les autres de nous. Deuxièmement, c’est accepter qu’il n’existe pas une seule possibilité d’action et que les institutions ne sont pas éternelles. C’est-à-dire, elles sont utiles jusqu’à un certain point, mais n’ont de légitimité que celle qu’on leur donne. Dans ce cas, il ne sert à rien de dénoncer un pays qui ne respecte pas certains accords, car il va de soit qu’il le fera. En revanche, cela introduit l’idée qu’il ne faut pas s’enfermer dans une unique perspective (celle des institutions existantes) comme le font un grand nombre de pays européens. Troisièmement, c’est accepter l’idée que l’on peut agir parallèlement aux institutions, en se servant d’elles comme l’écrivait Bloomfield. Il ne faut pas penser que parce que l’on critique telle ou telle organisation, elle en devient inutile, et encore moins que parce que l’on participe à une coalition parallèle qu’elle en perd de sa légitimité. Au contraire, les coalitions doivent être un moyen de pousser toujours plus l’agenda des institutions, devenir un point d’ancrage.
La nécessité de sortir de l’institutionnalité : le cas européen
Dans ce nouvel ordre international qui chamboule nos modes de pensées, il faut donc chercher une nouvelle manière de se mouvoir. Richard N. Haas, ancien président du Council on Foreign Relations a dit : « dans cette ère des relations internationales, nous devons commencer à penser moins aux traités et accords internationaux formels et beaucoup plus à ce que vous pouvez décrire comme des politiques nationales coordonnées ». Nous le vivons en premier lieu avec les récents affrontements, ce que nous tenions pour établi et comme fondation de notre monde (les droits de l’homme, droit humanitaire, etc) n’est pas respecté, et mis à part l’indignation il n’y a pas moyen de punir ou de sanctionner. Il convient donc de questionner l’efficacité des règles prédéfinies. Pour reprendre la définition des systèmes d’ordres de Kissinger dans l’Ordre du monde, deux éléments sont essentiels : une série de règles qui vont limiter le champ d’action et un équilibre de force. Dans le cas présent, donner plus d’importance à la série de règles et en oublier en enlever à l’équilibre de force c’est voué le système à l’échec. C’est le cas de l’Union européenne, il semble que l’équilibre de force ait complètement été oublié au profit des règles. Le résultat est une perte de pouvoir face aux bouleversements géopolitiques. Gérard Araud, ancien ambassadeur français, sur les derniers faits en Géorgie affirme que : « Nous ne payons pas de mots : nous ne pouvons rien faire pour la Géorgie au-delà de déclarations émouvantes et de sanctions inefficaces et nous ne ferons rien. » Redevenir réaliste. C’est ici que se rend important le concept de coalition of the willing. Judy Dempsey écrit « nous ne devons pas douter qu’une coalition de pays peut changer la politique extérieure européenne ». Certains sujets, dont celui de la sécurité, méritent d’être traités en dehors de l’inflexibilité institutionnelle européenne. La proposition du président français de créer une coalition des volontaires sur les sujets de défense et de sécurité européen prend tout son sens. Et il semble que ces dernières années la sphère académique prennent cette idée plus au sérieux. En effet, le bouleversement des relations internationales est déjà en cours, il convient donc maintenant aux acteurs de se prendre en main et de trouver les meilleures solutions pour s’adapter. Trouver les meilleures solutions équivaut à trouver les meilleurs acteurs avec qui s’engager. Encore une fois, le concept de coalition des volontaires est peut-être le moyen pour en sortir grandi et pour que l’Union européenne ait une place dans ce nouveau bal des relations internationales.