La politique à l’heure des réseaux sociaux : Jordan Bardella le roi de la com ?

Article écrit par Mélissa Herot

Si pour de nombreuses personnes Facebook, Instagram, X, ou encore Tiktok sont sources de distraction, pour d’autres ils sont des armes redoutables dans leur conquête politique. Longtemps sous-estimée, l’influence des réseaux sociaux sur la politique est désormais incontournable, au point de bouleverser les codes traditionnels. Face à l’inertie et à la verticalité de la politique, ces médias sociaux imposent leur logique : immédiateté, viralité et horizontalité. Et à ce jeu-là, Jordan Bardella est souvent qualifié de maître de la communication, mais incarne-t-il vraiment cette maîtrise ?

Compte Instagram de Jordan Bardella

Jordan Bardella : l’homme de la dédiabolisation du Rassemblement national ?

Jordan Bardella, jeune président du Rassemblement National (RN), s’est imposé comme une figure montante de la politique française. Prétendant incarner le renouveau de son parti, du haut de ses 29 ans, est-il réellement l’homme qui parviendra à changer l’image du RN ? Que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux, sa stratégie de communication est souvent qualifiée de “dédiabolisation”. Mais cette idée est-elle vraiment nouvelle ?

La stratégie de “dédiabolisation” du Rassemblement National n’a pas commencé avec l’arrivée de Marine Le Pen, ni même celle de Jordan Bardella à la tête du parti. Cette stratégie a réussi à jeter un voile sur l’histoire même du parti. Avant de parler de dédiabolisation, ne faudrait-il pas parler de “diabolisation” ? L’histoire du RN ne date pas du Front National (FN), elle lui est bien antérieure. En réalité, l’histoire du FN puis du RN est l’histoire de la stratégie de dédiabolisation des premiers engagements politiques de son fondateur, Jean-Marie Le Pen.

En 1969, d’anciens cadres d’Occident, comme l’homme politique Alain Robert, l’ancien ministre de la Défense Gérard Longuet ou l’ancien eurodéputé Alain Madelin, ont fondé Ordre Nouveau (ON) avec pour objectif de faire sortir l’extrême droite de son activisme estudiantin minoritaire. ON s’est vite retrouvé face à un problème majeur : ils ne s’attendaient pas en participant à certaines élections que leurs adversaires diabolisent leur parti. Les cadres d’ON, réunis en congrès en juin 1972, décident de fonder le Front national pour l’unité française (FNUF), nom complet du FN, afin de bien figurer aux législatives de mars 1973. Considéré comme une figure « présentable », Jean-Marie Le Pen était alors crédité d’une « modération » qui, déjà, « n’apparaissait que par comparaison avec l’activisme débridé des hommes qui l’avaient porté à la présidence de cette organisation et qui, pour la plupart, étaient issus des groupes les plus violemment opposés à la démocratie libérale » (MILZA, 2006). C’est toute l’histoire du Front National à partir de son origine qui est celle d’une « dédiabolisation », ou tout du moins d’une tentative de « dédiabolisation »

À l’instar de Jean-Marie Le Pen donc, Jordan Bardella a été présenté par les membres de son parti comme une figure “présentable”. Comme le souligne Pascal Humeau dans l’émission Complément d’enquête, « son (Jordan Bardella) aisance, sa décontraction, son enthousiasme que l’on peut ressentir aujourd’hui, tout cela il a fallu qu’on le travaille, et cela a pris des mois et des mois ». Si l’histoire du RN repose sur des décennies de stratégies de dédiabolisation, Jordan Bardella en est aujourd’hui l’incarnation contemporaine, adaptée à l’ère des réseaux sociaux.

Le populisme esthétique au cœur de sa stratégie

Le RN et les figures politiques qui lui sont rattachées sont souvent qualifiés d’acteurs populistes. Si tout le monde parle des populismes, personne ne peut en donner une définition. Une chose est sûre : les débats dans le champ académique s’accordent sur le fait qu’il n’existe pas un populisme, mais des populismes. De même, les membres de la communauté académique reconnaissent certains principes constitutifs des populismes.

Dans son introduction, Pierre Rosanvallon propose une anatomie des populismes autour de cinq éléments constitutifs: « une conception du peuple, une théorie de la démocratie, une modalité de la représentation, une politique et une philosophie de l’économie, un régime de passions et d’émotions ». Domaine de recherche peu connu, le populisme esthétique analyse l’utilisation par les acteurs populistes de l’esthétique et du style visuel dans leur communication politique pour atteindre leur public. D’une certaine manière, le populisme esthétique s’appuie sur deux de ces éléments : la modalité de la représentation et le régime de passions et d’émotions.

D’une part, le populisme esthétique se distingue par son accent mis sur la simplicité et l’authenticité. Comme le souligne Nietzshce, « sous chaque pensée gît un affect ». La force des populistes est d’avoir saisi soit intuitivement soit explicitement le rôle joué par les différentes catégories d’émotions. Plutôt que de se concentrer uniquement sur les idéologies, les leaders populistes utilisent souvent des symboles, des images et un langage visuel pour établir une connexion émotionnelle avec leur auditoire. Cela peut se faire de diverses manières. D’un point de vue visuel, cela peut inclure l’utilisation de couleurs ou de mises en scène soigneusement orchestrées, et ainsi créer un engagement émotionnel profond avec leur base électorale. D’un point de vue oratoire, il convient de voir les « signifiants vides » représentant des images indéterminées dotées d’une puissante capacité de mobilisation, et les « affectes communs » exprimant de manière palpable la distinction entre «eux » et « nous ». Lors de ses prises de parole, Jordan Bardella utilise fréquemment des expressions telles que “les Français”, “le peuple”, ou “notre pays”, qui sont des signifiants vides dans la mesure où ils ne désignent pas un groupe précis ou défini, mais sont porteurs de significations émotionnelles fortes.

D’autre part, le populisme esthétique s’appuie sur une modalité de représentation : celle de l’homme-peuple. Cette modalité de représentation marque un point de différenciation avec les partis traditionnels. Ils visent non pas à représenter un groupe défini de la société mais la société dans son entièreté. Le leader « homme-peuple » de ce mouvement a pour but de « donner cohérence et chair » au message dénonciateur et participe ainsi à « la vision de la représentation politique ». Comme le souligne Chantal Mouffe, « pour créer une volonté collective à partir de demandes hétérogènes, il faut un personnage capable de représenter leur unité. Il ne peut donc y avoir de moment populiste sans leader, c’est une évidence ». Pour le RN, Jordan Bardella incarne parfaitement ce rôle. Grâce à une stratégie de mise en récit de soi, il insiste sur ses origines populaires. Par cette démarche, il cherche à se présenter comme un représentant pur du peuple, lui donnant forme et visage tout en s’opposant fermement aux élites.

Pour ce courant d’analyse émergent, l’utilisation d’Instagram par Jordan Bardella constitue une mine d’or pour approfondir la recherche sur le populisme esthétique. Instagram, en tant que plateforme visuelle et narrative, offre un terrain fertile au populisme esthétique. Jordan Bardella y façonne son image de “jeune homme du peuple” en combinant des visuels soigneusement travaillés et une rhétorique émotionnelle. Son usage du réseau social est une illustration contemporaine parfaite de l’esthétisation de la communication politique populiste.

Publication de jordan Bardella, 16 novembre 2024

Cette photo, prise le 3 mars 2024 et republiée le 16 novembre 2024 pour afficher son soutien à Marine Le Pen dans le cadre de son procès, illustre parfaitement l’usage du populisme esthétique par Jordan Bardella. En mettant en lumière le régime des passions et des émotions, elle reflète l’idée de simplicité et d’authenticité à travers ses éléments visuels. Au centre de l’image, l’interaction entre Marine Le Pen et Jordan Bardella occupe une place dominante. Marine Le Pen, souriante, serre Bardella dans ses bras, tandis que sa tête est hors champ, renforçant ainsi son statut de figure centrale. L’éclairage qui les entoure accentue leur présence et leur connexion. En arrière-plan, les drapeaux français symbolisent l’identité nationale, et la foule dense souligne la mobilisation populaire autour de ces leaders. Ces éléments visuels et esthétiques mettent en avant les relations personnelles entre les leaders, l’utilisation de symboles nationaux et la mobilisation populaire, renforçant ainsi leur image et leur message politique.

Cette publication n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Mais derrière cette stratégie de mobilisation émotionnelle, se cache une question essentielle : est-il le seul à utiliser le populisme esthétique dans sa stratégie de communication ?

Un maître qui n’a rien inventé : à qui emprunte-t-il ses codes ?

L’admiration que porte Jordan Bardella aux autres acteurs populistes n’est pas un secret. Si son cœur appartient de l’autre côté de l’Atlantique à Donald Trump, sa référence en matière de communication est européenne. Au risque de décevoir ou de surprendre ceux qui pensent que Jordan Bardella est le maître de la communication, ce dernier n’a rien inventé. En réalité, il s’est simplement inscrit dans un mouvement européen de communication populiste sur les réseaux sociaux.

Connaissez-vous le nom de Giorgia Meloni ? Les Italiens le connaissent parfaitement. Avec ses 3,5 millions de followers sur Instagram, Jordan Bardella est bien loin d’elle, avec seulement 813 000 followers.

Publication de Giorgia Meloni sur Instagram, 21 octobre 2024

Si Jordan Bardella mise sur une communication basée sur sa proximité avec son électorat, Giorgia Meloni mise tout sur son sourire pour faire passer ses messages politiques. Contrairement à Jordan Bardella, la dirigeante du parti Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) à compris très tôt l’importance des réseaux sociaux dans sa conquête politique.

Est-ce que vous vous souvenez de la période du Covid, où tous les citoyens étaient enfermés chez eux, avec pour principal passe-temps les réseaux sociaux ? Giorgia Meloni s’en rappelle très bien. Et pour cause, la période du Covid a été pour elle l’opportunité de changer de style de communication. Comment ? Si auparavant Giorgia Meloni avait l’habitude de communiquer et d’interagir avec son électorat par un style maigre, informel et polémique, pendant la pandémie de COVID-19, elle a renversé les normes caractérisant cette communication. En partageant de manière plus intime, privée et proche l’information aux électeurs, elle a montré une dimension plus humaine et moins institutionnelle, permettant un doublement du nombre d’abonnés sur Instagram. Il est évident que ce n’est pas uniquement grâce à ce changement de communication que Giorgia Meloni est devenue première ministre en 2022, mais cela lui a permis d’être la personnalité politique préférée des italiens.

L’histoire de la communication politique de Giorgia Meloni ne rappelle-t-elle pas celle de Jordan Bardella ? Celui qui pensait devenir le prochain Premier ministre français cet été a bel et bien réussi à élargir sa base électorale, comme en témoignent les élections européennes de juin. Cependant, son échec aux législatives montre qu’il lui reste encore du travail à faire pour affiner sa stratégie de communication. Cet échec a surtout mis en lumière les failles de son parti, notamment le manque de professionnalisation des candidats et une forte personnalisation du parti autour de sa propre image.

Au-delà de Jordan Bardella et des figures de l’extrême droite, le populisme s’exprime également à gauche, bien que sous des formes différentes. Si des thèmes communs, comme la démocratie, traversent ces mouvances, leur traitement diverge sur le fond. La communication de Jordan Bardella repose principalement sur l’actualité immédiate, tandis que les populistes de gauche s’appuient sur des thématiques plus larges. Dans ce contexte de montée des populismes, où la communication joue un rôle clé, on assiste à une érosion progressive des partis traditionnels, soulignant l’impact des nouvelles dynamiques politiques et médiatiques.

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