L’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi révèle les enjeux économiques et diplomatiques des pays européens avec l’Arabie Saoudite. Retour sur une sinistre affaire au retentissement international.
Qui était Jamal Khashoggi?
Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi a disparu le 2 octobre 2018 alors qu’il se trouvait au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Il aura fallu plus de 20 jours au gouvernement saoudien pour reconnaitre la mort du journaliste. Toutefois aucune précision n’a encore été apportée sur les conditions du décès. Khashoggi aurait été victime d’une « rixe », selon Riyad. Ces derniers jours, la presse turque a fait fuiter des détails sordides sur les conditions probables du « meurtre».
Jamal Khashoggi n’était plus en accord avec la politique menée par le prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS). Il avait fui l’Arabie Saoudite en 2017 pour s’installer aux Etats-Unis après des années de collaboration avec son pays. Le journaliste exilé ne cachait pas son passé sulfureux. Ancien ami d’Oussama Ben Laden, il a travaillé notamment en tant que conseiller gouvernemental à Riyad et Washington. Il avait cependant rompu tous liens avec le chef d’Al-Quaida lorsque la dérive terroriste a pris de l’ampleur au début des années 1990.
Depuis son arrivée sur le continent américain, le journaliste travaillait au quotidien Washington Post. Il y avait adopté un regard plus critique sur le régime saoudien et la politique menée par MBS.
Alors que l’assassinat s’est déroulé sur le sol turc –mais en territoire saoudien–, la dimension économique et diplomatique de l’affaire prend une ampleur inédite.
Les intérêts économiques des pays de l’UE
Les pays européens ont exigé, aux côtés des Etats-Unis, des « effort supplémentaires […] pour établir la vérité d’une manière exhaustive, transparente et crédible ». Toutefois, la plupart des pays européens demeurent prudents à propos des sanctions susceptibles d’être imposées à l’Arabie Saoudite. Et pour cause, les relations économiques qu’ils entretiennent avec Riyad risquent d’en faire les frais. Les pays occidentaux entretiennent, depuis des années, des partenariats économiques de grande envergure avec l’Arabie Saoudite. Les Etats-Unis tiennent une place de premier rang : le pays est le deuxième partenaire du royaume en termes d’échanges commerciaux. Outre-Atlantique, l’Arabie Saoudite constituait en 2015, le plus important partenaire commercial du Royaume-Uni au Moyen Orient.
La France a, quant à elle, livré 1,38 milliards d’euros d’armements à l’Arabie saoudite l’année dernière. Le royaume saoudien demeure un partenaire stratégique très important pour le pays, les échanges commerciaux étant plus modérés. A propos de l’affaire Khashoggi, le président Emmanuel Macron a qualifié les faits de « très graves » mais n’a, pour le moment pas évoqué de quelconques mesures de rétorsion à l’encontre du régime de MBS.
L’Allemagne n’est pas restée de marbre. Angela Merkel a annoncé dimanche 21 octobre le gel des exportations d’armes vers la péninsule arabique. Des licences d’exportation d’une valeur de 416,4 millions d’euros avaient pourtant été signées avec le régime saoudien en septembre. La chancelière appelle ses homologues européens à adopter une position similaire jusqu’à ce que des explications claires soient transmises à propos de l’assassinat du journaliste… A ce jour, aucune décision analogue n’a été prise par ses pairs.
Ironie du sort, la conférence économique internationale Future Investment Initative (FII) s’ouvrait ce mardi 23 octobre à Riyad. Toutefois, cette dernière comportait de nombreux absents. Parmi eux, le ministre de l’économie française Bruno Le Maire ainsi que les représentants américains et australiens. Le boycott ne semble toutefois pas plomber le « Davos du désert » : l’Arabie saoudite devrait conclure des contrats de plus de 43,6 milliards d’euros dans les secteurs du gaz, du pétrole et des infrastructures.
MBS s’est rendu à la FII mais demeure très discret sur l’affaire. L’implication du prince héritier dans le meurtre de Khashoggi n’est pas avérée mais beaucoup de doutes ont été émis par les observateurs internationaux.
Les intérêts multiples de la Turquie
La Turquie demeure l’un des principaux protagonistes de l’affaire. Le journaliste a en effet été tué sur son sol. Alors que depuis la tentative de putsch de juillet 2016, une véritable chasse aux médias du gouvernement turc culmine, le pays n’a pas manqué de se saisir de l’occasion. La Turquie a réussi à maintenir « l’attention du monde » en « exerçant une pression constante par le biais de fuites dans la presse » selon le quotidien Le Temps.
L’assassinat de Khashoggi est ainsi instrumentalisé par le pouvoir turc, pourtant peu soucieux du respect de la liberté de la presse. Le Président Recep Tayyip Erdogan n’a pas hésité à prendre la parole à propos de l’affaire, qu’il a qualifiée « d’assassinat politique ». La Turquie se montre déterminée à faire la lumière sur ce « meurtre sauvage ».
La position adoptée n’est pas anodine et les opportunités sont multiples pour le régime de Erdogan. De nombreux observateurs mentionnent les intérêts économiques qu’a le pays avec l’Arabie Saoudite. Et pour cause, diverses contreparties pourraient être accordées : promesses d’investissements, crédits à taux réduits… Les intérêts politiques ne manquent pas non plus. Les sujets de discordes sont nombreux entre les deux régimes, Ankara pourrait chercher du soutien sur divers dossiers : forces kurdes en Syrie, proximité avec les frères musulmans…
L’attitude de la Turquie révèle la dimension diplomatique de l’affaire. C’est une occasion en or pour le pays d’affirmer son influence dans la région, et ce notamment face aux Etats-Unis, alliés fidèle de l’Arabie Saoudite.
La cheffe de la diplomatie de l’Union européenne Federica Mogherini a déploré les « zones d’ombres » sur les circonstances de la mort du journaliste. Une enquête approfondie et crédible a été exigée. Il est en effet nécessaire de faire la lumière sur cette affaire afin de contraindre « les responsables à en endosser toute la responsabilité ».
Les pays européens n’ont pas encore adopté de réaction uniforme. La position diplomatique des pays de l’UE est délicate et révèle l’antagonisme des relations euro-saoudiennes. Cette affaire relance le débat des engagements controversés des pays européens avec l’Arabie Saoudite.