GRAND FORMAT EUROPEEN. La 56ème conférence de sécurité de Munich s’est tenue du 14 au 16 février dernier. Ce rendez-vous annuel dédié aux questions de sécurité internationale avait cette année pour thématique le « déclin de l’Occident ». L’Union européenne, et en particulier le couple franco-allemand, sont appelés à jouer un rôle décisif pour pallier ce déclin… à condition que Paris et Berlin s’entendent sur le sujet.
Comme tous les ans, Munich, la dynamique capitale bavaroise, a été le centre du monde de la défense et des questions géostratégiques. La 56ème édition du forum sur la sécurité, fondé en 1963 par un ancien résistant allemand et protagoniste du « complot du 20 juillet 1944 » visant à assassiner Adolf Hitler, avait pour thématique le « déclin de l’Occident », en anglais « Westernessless». Un débat qui fait écho aux angoisses de l’Europe et de l’Amérique du Nord face à l’affirmation politique et militaire de grandes puissances « orientales » comme la Russie et surtout la Chine.
Ce sentiment de « déclin » a particulièrement été perceptible durant décennie 2010, avec d’une part la guerre dans l’Est de l’Ukraine entre le gouvernement de Kiev et les séparatistes pro-russes des républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk, et d’autre part l’élection de Donald Trump, qui met parfaitement en musique son slogan America First en remettant en cause le multilatéralisme au niveau mondial.
par Théo Boucart
Divisions des Occidentaux
Cette première ligne de fracture entre les Etats-Unis et l’Union européenne, très attachée au multilatéralisme, notamment onusien, est selon beaucoup d’observateurs une fenêtre d’opportunité pour émanciper l’Union de la tutelle militaire de Washington et avancer vers une union plus intégrée en matière de défense. Pourtant, les pays européens sont très divisés sur le sujet. Ce manque d’unité est cristallisé par les relations actuellement difficiles entre la France et l’Allemagne.
Même si c’est moins vrai depuis que l’Union s’est élargie vers l’Est de l’Europe, le couple franco-allemand est le moteur historique de l’intégration européenne. Les grands projets communautaires, comme le marché unique ou l’Euro, se sont réalisés grâce à la bénédiction du Président français et du Chancelier allemand. Depuis le mythique « couple » Helmut Kohl-François Mitterrand pourtant, le courant passe moins bien entre les deux dirigeants, le pragmatisme semble l’avoir emporté sur la volonté idéaliste de construire un projet de société européen.
Lors de son élection en 2017, Emmanuel Macron voulait réenchanter le tandem stratégique avec Berlin. Angela Merkel et son gouvernement avaient alors été rassurés par le triomphe de ce candidat qui se disait profondément pro-européen face à une candidate ouvertement eurosceptique, mais attendaient du nouvel exécutif français des efforts en faveur de la discipline budgétaire (si le déficit était redescendu sous la barre des 3% cette année-là, la dette s’élevait à plus de 98%, très loin des 60% requis par les critères de Maastricht).
De son côté, Emmanuel Macron avait tenté de mettre Berlin devant le fait accompli en prononçant de grands discours, non sans un certain lyrisme, pour enjoindre l’UE à se réformer et à renforcer sa souveraineté dans la défense et la sécurité. Des appels ignorés par le gouvernement allemand, en proie à une inhabituelle instabilité interne.
L’impatience de Paris, la « fin de non-recevoir » de Berlin
Emmanuel Macron a ainsi été le premier président français à s’exprimer lors de la conférence de Munich depuis Nicolas Sarkozy en 2009. Autrement dit, le jeune président français y était particulièrement attendu, d’autant plus depuis ses déclarations fracassantes des derniers mois au sujet de l’OTAN, souffrant selon Macron de « mort cérébrale », ou au sujet d’un dialogue renforcé avec la Russie, pourtant hostile aux démocraties libérales européennes.
Le président français a profité de cette tribune munichoise pour manifester son mécontentement vis-à-vis de son grand allié. « Je n’ai pas de frustrations, j’ai des impatiences ». Comprenez, en langage diplomatique « Mes amis Allemands, bougez-vous enfin ». Emmanuel Macron attend donc des « réponses claires » de Berlin, notamment en ce qui concerne la défense et la sécurité commune.
Des réponses que n’est pas venue donner la ministre allemande de la défense Annegret Kramp-Karrenbauer, pourtant fortement affaiblie après l’imbroglio autour de la formation du gouvernement régional de Thuringe. La proche d’Angela Merkel a ainsi opposé une fin de non-recevoir, en déclarant que « la protection existe au sein de l’OTAN grâce au parapluie nucléaire américain », faisant référence à la fois aux critiques de Macron concernant l’organisation et à la proposition française (venant pourtant d’un député conservateur allemand) de réfléchir à une mutualisation au niveau européen de l’arsenal nucléaire de l’hexagone pour créer une culture stratégique commune et indépendante.
Les trois premières années du mandat de Macron sont marquées par un dialogue de sourd entre Paris et Berlin. Le faible dynamisme de l’économie française semble être un prétexte pour l’Allemagne qui ne compte pas avancer sur le sujet géopolitique. Pour reprendre les mots acerbes de Jean Quatremer dans le quotidien Libération « Cette Allemagne vieillissante et conservatrice affirme que l’UE telle qu’elle est, c’est-à-dire une grande Suisse, lui convient. Elle lui permet d’accumuler des excédents grâce au marché unique […] et les rêves français d’une puissance européenne lui sont totalement étrangers, le parapluie militaire américain, même troué, lui suffisant largement ».
Certaines discussions ont pu pourtant laisser penser à une tentative de rapprochements de vues entre la France et l’Allemagne. Lors d’un dialogue informel, Emmanuel Macron a ainsi affirmé que « [Les Européens] avaient besoin de l’OTAN très clairement » et que la Russie se livrait bien à des « ingérences » et à des « attaques ». Une main tendue vers l’Allemagne, que le ministre des affaires étrangères a en partie saisi en se disant « ouvert » à un dialogue sur la dissuasion. Dans une chronique dans l’Opinion, l’universitaire Frédéric Charillon résume la situation en ces termes « Alors que le thème de la conférence (« Westlessness ») aurait permis au président français d’enfoncer le clou de ses diagnostics précédents, il a préféré resserrer les rangs de l’UE ». Pourtant, le sentiment de déception domine largement et l’édition 2020 de la conférence semble montrer plus que jamais les divisions en Europe.
L’Après-Merkel
Alors le gouvernement français attendrait-il patiemment les élections législatives de 2021 ? C’est en tout cas l’analyse de bon nombre d’observateurs. « Macron prépare l’après-Merkel » pouvait-on lire en une du quotidien allemand Tagesspiegel peu après la fin de la conférence de Munich. La Chancelière allemande n’a pas été critiquée uniquement par Emmanuel Macron sur le manque d’implication de son pays dans les affaires internationales. Pour de nombreux leaders, l’Allemagne se contente d’être un pays financièrement puissant sans prendre de responsabilité au niveau international.
Angela Merkel semble très affaiblie, aussi bien au niveau international que dans son propre pays. En décembre, le SPD, partenaire de la coalition gouvernementale, s’est choisi un duo de présidents très à gauche et assez sceptiques quant à la participation du parti à cette coalition. Début février, Annegret Kramp-Karrenbauer a démissionné de son poste de secrétaire-générale de la CDU à la suite de la gestion désastreuse de la crise électorale en Thuringe. Si celle-ci reste au gouvernement, cette défection est un énième coup dur pour Merkel, qui pouvait compter sur cette fidèle alliée pour finir tranquillement son mandat.
La guerre à la succession de Merkel est ainsi relancée, et celle-ci promet d’être féroce. D’un côté, Friedrich Merz, tenant d’une ligne néolibérale assumée mais qui a déjà affiché son côté pro-européen dans une tribune co-signée avec Sigmar Gabriel. De l’autre Armin Laschet, ministre-président de la Rhénanie du Nord-Westphalie et Plénipotentiaire de la République fédérale d’Allemagne chargé des relations culturelles franco-allemandes, plus consensuel mais qui a pris ses distances avec la Chancelière sur l’attitude à adopter face aux appels répétés de la France. « J’aurais souhaité une réponse plus déterminée, plus rapide » aux dernières propositions du Président Macron.
L’alternative pourrait également venir du parti vert (die Grünen-Bündnis 90), principale force de gauche à l’heure actuelle et deuxième parti dans les sondages Outre-Rhin. Le Président français semble l’avoir bien compris en s’entretenant longuement à Munich avec le duo de présidents Robert Habeck et Annalena Baerbock autour d’un dîner. Reste à savoir là aussi si le volontarisme de Macron pourra trouver une oreille plus attentive, dans un pays traditionnellement rétif à tout engagement géostratégique.
De même, l’alignement de vues entre la France et l’Allemagne ne signifierait pas forcément que les autres partenaires européens les suivent dans la quête d’une souveraineté européenne renforcée. Les querelles intestines entre les membres de l’Union pourraient avoir encore de beaux jours devant elles.