Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, et plusieurs de ses commissaires ont rejoint, à l’issu de leurs mandats, des entreprises controversées. Eurosorbonne revient sur ces “Fat Cats”, les personnalités puissantes qui usent de leur influence pour s’enrichir, au détriment de l’idée européenne.
Juillet 2016, scandale retentissant au sommet de l’UE : José Manuel Durão Barroso, l’ancien président de la Commission européenne de 2004 à 2014, rejoint Goldman Sachs, la plus grande banque d’investissement mondiale, impliquée dans la crise des subprimes et ayant aidé l’État grec à masquer ses dettes. M. Barroso, qui touche encore 15 000 euros de retraite par mois, du moins jusqu’à novembre 2017, va occuper un poste de président exécutif et va conseiller la banque sur l’après-Brexit. Alors que la communauté politique et économique internationale est plongée dans l’incertitude quant au sort du Royaume-Uni, l’ancien président portugais semble au fait des placements financiers nécessaires pour ne pas souffrir de la dévaluation de la livre sterling.
L’opinion s’émeut, les médias enragent, les européistes soupirent. L’ancien président de la Commission européenne, atlantiste en faveur de la guerre en Irak et de Guantanamo, est connu pour son libre-échangisme. Sous sa présidence, la City n’était plus régulée du tout et les négociations pour le TAFTA ont été lancées. Alors que la présidence de Jacques Delors, de 1984 à 1994, avait insufflé à l’Europe une dynamique de renforcement politique et social, la Commission Barroso enterre le projet communautaire au profit d’une économie européenne sauvage. Alors, son embauche – un bras d’honneur pour l’Europe politique – est-elle une surprise? Pas vraiment.
Des critiques légères mais l’espoir d’un changement ?
Certains dénoncent l’embauche de M. Barroso, comme le président du Parlement européen, Martin Schulz, ou le vice-président de la Commission Juncker, Frans Timmermans. Un collectif d’employés des institutions européennes, tenus à l’anonymat, lance une pétition pour dénoncer les pratiques des “Fat Cats”. Cette expression américaine, née dans les années 1930, désigne les politiciens ou entrepreneurs surpayés et sans scrupules, prêts à changer de discours pour une paie plus conséquente. Mais les réactions les plus virulentes viennent sans surprise des partis populistes europhobes ou eurosceptiques, qui voient dans ces nominations une façon de se légitimer et d’attiser la colère de leurs électeurs.
Du côté de la défense, on argue que Manuel Barroso a respecté le délai de 18 mois pendant lequel les commissaires ne peuvent pas être embauchés dans le secteur privé. Une fonctionnaire européenne, qui tient à garder l’anonymat, confie à Eurosorbonne : “Ce qu’on appelle le pantouflage est une pratique courante en politique, dans tous les États du monde. Aux États-Unis, Monsieur Clinton l’a pratiqué. En France, Monsieur Sarkozy aussi et au moins l’Union Européenne l’encadre du mieux possible, avec une juridiction et des contrôles stricts.”
Début octobre, les députés européens ont réclamé de nouvelles règles : étendre la période, initialement de 18 mois, à une nouvelle période de 22 mois à 5 ans, la durée d’un mandat, selon les groupes politiques. Les députés souhaitent également que le comité d’éthique puisse s’autosaisir du dossier et ait une véritable autorité. Pour le moment, il émet un avis consultatif et seule la Commission peut choisir de le saisir. Enfin, la médiatrice européenne, la populaire Emily O’Reilly, s’est saisie du dossier du “pantouflage européen”, mais là encore, son avis n’est que consultatif, malgré l’armada de juristes qui l’entourent.
L’UE au service d’Uber et de Volkswagen
Quelques semaines plus tard, branle-bas de combat. Neelie Kroes, successivement commissaire européenne à la concurrence, vice-présidente de la Commission européenne et commissaire à la société numérique, est débauchée par Uber. En 2014, elle avait dénoncé un “cartel des taxis” et pris la défense de l’entreprise de transport entre particuliers, l’aidant à s’installer en Europe. En septembre, la découverte de sa société offshore aux Bahamas enfonce le clou. Cette société, Mint Holdings, aurait dû servir à racheter pour 6 milliards d’actifs dans le domaine de l’énergie, le tout financé par les familles royales des Émirats arabes unis et d’Arabie saoudite. Neelie Kroes était l’administratrice de ce montage financier, alors même qu’elle remplissait ses fonctions de commissaire européenne en charge de la concurrence.
À la fin du mois de septembre, la danoise Connie Hedegaard porte l’estocade : l’ancienne commissaire européenne à l’environnement rejoint le groupe Volkswagen. Elle intègre le “conseil international de la durabilité”, mis en place après que le géant de l’automobile a été pris en flagrant délit de fraude à la pollution, en 2014. Coup fatal pour les défenseurs d’une Europe communautaire et éthique.
La commission Barroso II, trafic d’influence généralisé ?
Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Sur les 28 membres de la Commission Barroso, près d’un tiers occupe actuellement des fonctions dans des groupes privés.
La Luxembourgeoise Viviane Reding, trois mandats de Commissaire européenne au compteur, dont celui de la justice, siège au conseil d’administration de Nyrstar, une entreprise minière controversée, et d’autres groupes, tout en étant députée européenne depuis 2014.
Karel De Gucht, commissaire en charge du Commerce et défenseur du TAFTA a rejoint le géant des télécoms Proximus, dont l’une des branches, Skynet, fait pression sur les fonctionnaires en charge du traité transatlantique. Proximus dépense entre 200 000 et 300 000 euros par semestre pour le lobbying pro-Tafta.
Janez Potočnik, le Slovène en charge de l’environnement a été nommé président du Forum for the Future of Agriculture (FFA) créé par Syngenta… une des plus grandes entreprises mondiales de pesticides (budget de lobbying pour 2014 : un million et demi d’euros).
Siim Kallas, commissaire estonien en charge des Transports, a fait un court passage chez Nortal, la plus grande entreprise informatique des Balkans, qui a notamment de gros contrats dans les solutions de transports et logistiques.
Maria Damanaki, commissaire grecque en charge des questions maritimes a rejoint The Nature Conservancy, une ONG de défense de l’environnement, qui a été sujette à de nombreuses controverses en raison de ses liens avec le secteur industriel des combustibles fossiles. L’organisation possède plus de 26 millions de dollars d’investissement dans ces entreprises, elle reçoit des financements de Shell, Chevron et BP America, et a elle-même exploité des hydrocarbures.
Enfin, le Lituanien Algirdas Šemeta et le Tchèque Štefan Füle ont intégré des conseils d’administration ou des groupes d’influence à titre honorifique, plus ou moins proches des domaines d’expertise de leurs mandats européens. La controverse réside dans le fait qu’ils n’en aient pas informé la Commission européenne, qui n’a pas jugée utile de faire appel au Conseil d’éthique.
Le pourcentage élevé de commissaires impliqués dans des trafics d’influence renforce l’image technocrate et opportuniste des institutions européennes. S’ils ont agi en toute légalité, la question de l’éthique se pose. Doit-on autoriser les dirigeants, européens ou nationaux, à rejoindre des groupes qui bénéficieront d’une expertise acquise lors d’un mandat ? La politique, comme phénomène public de représentation des peuples, peut-elle servir des intérêts privés, parfois considérés comme liberticides ?
Elena BLUM