Rap against the regime : le hip-hop comme catalyseur politique

Genre musical développé dans un premier temps comme mouvement culturel et artistique dans le South Bronx – ghettos noir et latinos – à New York au début des années 1970, le hip-hop s’est par la suite répandu dans le monde entier au point de devenir une culture urbaine importante. Aujourd’hui davantage consommé que le rock, le hip-hop a conquis le numérique et s’est répandu aux quatre coins du monde. Contestataire de par sa définition, les mots du hip-hop se révèlent catalyseurs et fédérateurs de différentes révoltes.

Le printemps arabe : une bande son aux accents hip-hop

Le rap engagé a scandé le printemps arabe. Suite à la coupure d’internet par le régime égyptien du 28 janvier au 3 février 2011, les Arabian Knightz mettent en ligne leur version samplée en arabe de Rebel, l’hymne a capella de Lauryn Hill, star afro-américaine du hip-hop. En Cyrénaïque comme en Tripolitaine, l’insurrection se décline au son du hip-hop.

Le poète tunisien Abou Kessem Chebbi, disparu à 25 ans en 1934, est connu pour sa Volonté de vivre, manifeste en vers dont la phrase d’ouverture fut incorporée à l’hymne national tunisien : “Face au peuple qui veut la vie, le destin n’a plus qu’à se soumettre”. Aujourd’hui, c’est le groupe marocain Hoba-Hoba Spirit qui reprend cette exhortation sous les applaudissements des fans de hip-hop. Ibrahim Qachouch, artiste syrien, est l’auteur de chansons anti-régime reprises par les foules lors des manifestations en 2011, il sera égorgé le 3 juillet 2011 pour ce texte prosaïque : “Bachar tu n’es pas des nôtres/prends ton frère Maher, et lâche-nous/tu as perdu toute légitimité, allez dégage Bachar”.

En Tunisie, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu après que les autorités lui eurent confisqué sa marchandise, déclenchant ainsi les manifestations massives contre Ben Ali qui constitueront les premières étapes du Printemps arabe. Dans la foulée, Hamada Ben Amor, connu sous son pseudonyme El General, sort son titre Rais Lebled (“Le chef du pays” en français), dans lequel il critique frontalement Ben Ali. Ce titre, qualifié parfois de “l’hymne de la révolution de jasmin” est devenu emblématique de la révolution, au point qu’El General sera classé 74e par le Times parmi les 100 personnalités les plus influentes en 2011.

Russie : “I’m going to sing my music”

La révolution russe et plus tard le stalinisme ont eu une influence majeure sur l’écriture musicale russe : l’œuvre de Chostakovitch est indissociable de la révolution d’octobre. Chostakovitch, avec Prokofiev, avaient été visés de par cette œuvre par Staline et Jdanov, dans l’unique volonté de bâillonner la création artistique sous prétexte que celle-ci ne devait servir qu’à l’exaltation du régime.

Une véritable confrontation a lieu aujourd’hui entre les milieux du rap et le pouvoir russe. Le président Vladimir Poutine, qui avait précédemment accusé le hip-hop d’amener des problèmes sociétaux, a maintenant tenu un discours dans lequel il qualifie le hip-hop comme faisant partie de la société et dans lequel il déclare que c’est au gouvernement de le diriger.

Selon Human Rights Watch, plusieurs artistes ont dernièrement eu à annuler leurs concerts. Suite à l’arrestation de l’artiste Husky, avec pour raisons le fait que ses paroles provoqueraient débauche sexuelle et seraient offensif d’un point de vue religieux, les rappeurs Oxxxymiron, Basta et Noize MC ont organisé le concert de charité appelé “I’m going to sing my music” à Moscou. L’artiste a été relâché peu avant le concert. Selon Alexei Navalny – opposant politique de Poutine – cela aurait été dans le but d’éviter que le concert ne se transforme en manifestation de liberté d’expression et de créativité.

L’arrestation de Husky a déclenché un débat national autour du futur du rap russe et le rôle que le Kremlin pourrait avoir dans son évolution. La Douma a annoncé qu’une compétition de rap sera tenue au sujet des voyages russes. L’interdiction paraissant impossible, la Russie semble désormais se retourner de nouveau vers cette censure au profit de l’exaltation de la patrie.

France : le combat continu

En 1995, le groupe Ministère A.M.E.R., ayant composé le titre Sacrifice du poulet pour la bande son originale du film La Haine, avait été condamné pour incitation au meurtre. Un an plus tard, NTM a été attaqué après des propos tenus par Joey Starr et en 2002, Nicolas Sarkozy – alors ministre de l’Intérieur, avait porté plainte contre Hamé, du groupe La Rumeur, pour avoir écrit dans une fanzine : “Les rapports d’un ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun assassin n’ait été inquiété”.

C’est toutefois dans le cadre des révoltes des banlieues parisiennes en 2005 que le combat entre le rap français et le gouvernement s’institutionnalise, quand le député François Grosdidier, à la tête d’un groupe de 201 parlementaires, engage des poursuites contre sept groupes de rap français pour incitation au racisme “anti-blanc”, et ira jusqu’à lancer une proposition de loi – non aboutie – pour établissement d’un “délit d’atteinte à la dignité de l’État français et de la France” pour “pouvoir condamner à l’avenir des groupes qui tiennent des propos hostiles envers ces deux entités.”

NTM, Orelsan – relaxé en appel pour appel à la violence envers les femmes en 2016 -, Black M – invité à chanter au centenaire de la bataille de Verdun puis finalement évincé –, Médine… Les figures du rap français sont régulièrement propulsées dans l’arène politique en raison de paroles jugées violentes ou choquantes. Médine, par exemple, avait dû annuler un concert au Bataclan après une virulente campagne d’extrême-droite contre sa chanson éponyme.

Turkménistan : un président aux multiples talents

Le Turkménistan est actuellement placé en second rang après la Corée du Nord pour son régime dictatorial par Human Rights Watch.  Il est décrit  comme l’un des pays les “plus répressifs” au monde : il n’y a pas de liberté de presse, et lorsqu’il est question du président c’est bien souvent pour le montrer dans le cadre d’une course de voiture (voiture qu’il aurait construite lui-même), ou encore, parmi les dernières nouvelles, produisant de la musique. Le président turkmène Gurbanguly Berdimuhamedov et son petit-fils forment un duo de rappeurs, dans un clip produit en anglais ainsi qu’en turkmène, à la gloire de leur pays. Les paroles sont consacrées aux succès du sport national et à la beauté de la nature du pays.

Quant aux véritables artistes turkmènes, ils subissent beaucoup de pression exercée par l’État. Une fois signés, leurs concerts et dates sont souvent contrôlés, voire annulés au dernier moment. On suppose que cela est dû à la volonté, comme en Russie, de diriger le hip-hop afin de contrôler la construction idéologique des jeunes.

Thaïlande : le gouvernement décide d’un battle

En Thaïlande, un morceau récemment sorti par le groupe Rap Against Dictatorship intitulé Prathet ku mi (“Mon pays a…” en français) a fait l’objet d’un scandale politique. Publié le 22 octobre 2018, le clip a récolté plus de 17 millions de vues la première semaine. Filmé en noir et blanc, le clip montre dix rappeurs décrivant tour à tour ce qui ne va pas dans leur pays : corruption, absence de liberté d’expression, système inégalitaire d’accès au soin. Le clip met en scène le massacre de Thammasat ayant eu lieu le 6 octobre 1976 : massacre perpétré par les forces de police thaïlandaises ainsi que des bandes paramilitaires d’extrême droite sur un cortège pacifique d’étudiants et de travailleurs. Le gouvernement fait état de 46 morts mais de nombreux survivants contestent ce chiffre, qui en réalité se situerait au-delà des 100.

Il s’agit, en Thaïlande, d’un phénomène sans précédent qui embarrasse le gouvernement du Premier ministre Prayuth Chan-ocha alors que les élections, les premières en quatre ans, étaient prévu en février 2019.

Le clip de rap est devenu symbole de l’opposition à la junte militaire, au pouvoir en Thaïlande depuis 2014. Le fait de “porter atteinte à la stabilité nationale” est passible d’emprisonnement, les militaires avaient dans un premier temps fait savoir que les auteurs risquaient jusqu’à 5 ans de prison. Toutefois, face au succès de cette vidéo, le gouvernement a renoncé à supprimer l’objet du délit. Le lundi 29 octobre, le général Surachate Hakparn, directeur adjoint du centre de criminologie numérique, a même défendu “le droit de chacun à exprimer ses opinions”. Les militaires ont tout de même tenté de répliquer, publiant à leur tour le 2 novembre un rap propagandiste, reprenant l’hymne national, intitulé “Thailand 4.0 Rap”. On mesurera ici le succès de l’initiative au ratio “J’aime/J’aime pas” du clip.

Crédit photo : screenshot du clip de Rap Against Dictatorship

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