Article par Shana De Sousa.
Les faits : la production alimentaire est vitale non seulement pour assurer la sécurité alimentaire des populations, mais elle constitue également tout un pan de l’activité économique dès lors qu’elle est une source importante de revenus, tant pour les Etats que pour les entreprises et les agriculteurs. L’Union européenne vise dans cette optique à assurer à ses 400 millions de citoyens un accès à une alimentation riche, variée et sûre par le biais de son système alimentaire.
Néanmoins, la production alimentaire a un impact sérieux sur l’environnement : d’après un rapport du GIEC, le système alimentaire mondial – l’agriculture, l’utilisation des terres, le transport, le stockage, la transformation, le conditionnement en sus de la vente et de la consommation – est responsable de près de 26% des émissions totale de Co2. Il apparaît ainsi nécessaire pour l’ensemble de la planète de revoir son modèle alimentaire, dès lors que ce dernier a des effets particulièrement néfastes sur la santé : on relève ainsi que la moitié des adultes en Europe est en situation de surpoids.
L’Union européenne s’est saisie de cet objectif de redéfinition du système alimentaire, qui s’est traduit par le volet agricole du Green Deal – le Pacte vert européen – la stratégie « De la ferme à la table » dite Farm to Fork.
« De la ferme à la table » : une stratégie agricole européenne pour « un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement »
La Commission européenne a présenté en mai 2020 sa stratégie dite « de la ferme à la table » – sous-titrée « pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement » –, initiative clé au cœur du Pacte vert européen. Cette stratégie a pour priorité d’assurer la sécurité alimentaire et aspire dès lors à redéfinir le modèle alimentaire actuel de l’Union européenne vers un système plus durable. En outre, l’initiative de la Commission a pour objectif de rendre la production, le commerce et la consommation des produits alimentaires de l’Union européennes plus durables, ainsi qu’à réduire l’empreinte environnementale de son système alimentaire, tout en garantissant une plus forte résilience de l’Europe face aux crises auxquelles elle peut éventuellement être confrontée. Dès lors, le volet agricole du Pacte vert européen prévoit une série de propositions législatives et d’initiatives réglementaires comme non-réglementaires, dans le cadre des politiques communes de l’agriculture et de la pêche, mais également des politiques commerciales. Ces initiatives visent à accélérer la transition écologique par :
- Un impact environnemental neutre ou positif.
- Une atténuation du changement climatique ainsi que l’adaptation à ses effets.
- Un renversement de la tendance à la baisse de la biodiversité.
- Un accès à une alimentation saine, nutritive et durable.
- Une génération de rendements économiques équitables au sein de l’Union.
- Une amélioration de la compétitivité du secteur d’approvisionnement de l’Union.
- Un développement du commerce équitable.
Source : Site officiel de la Commission Européenne
Cette stratégie au cœur du Pacte vert européen fixe en outre des mesures particulièrement ambitieuses en matière agricole, à atteindre à l’horizon 2030 pour parvenir à la neutralité carbone d’ici 2050. Elles impliquent tant les agriculteurs que les principaux acteurs de la transition écologique. Ainsi, cette initiative a pour objectifs :
- Une réduction de 50% de l’utilisation des pesticides chimiques et des engrais les plus pernicieux
- Une baisse de 50% des ventes d’antimicrobiens au sein de l’Union pour les animaux d’élevage et d’aquaculture
- Une diminution de 20% minimum de l’utilisation générale d’engrais
- Une mise en jachère de 10% des terres agricoles
- Une augmentation des surfaces consacrées à l’agriculture biologique : si elles ne représentaient que 8,5% des terres exploitées au sein de l’UE en 2019, la Commission ambitionne que ce chiffre atteigne les 25%.
Source : Twitter @EU_Commission
La feuille de route de ce projet a largement été adoptée le 19 octobre 2020 par le Parlement européen, avec près de 452 voix pour, 170 voix contre et 76 abstentions ; le Conseil a quant à lui adopté à l’unanimité une série de conclusions sur la stratégie, souscrivant aux objectifs de la Commission européenne. Les Etats-membres ont dès lors fait passer un message clair : la redéfinition du système agricole et du modèle alimentaire fait partie des priorités de l’Union européenne.
« De la ferme à la table » : une stratégie mort-née ?
Si les objectifs environnementaux de la stratégie de la ferme à la table sont louables, de nombreux économistes, agriculteurs et spécialistes mettent en garde contre les méfaits d’une telle stratégie et plus particulièrement des moyens opérés pour atteindre ses objectifs. Le vice-président à la commission agriculture du Parlement européen, Paolo de Castro, ainsi que la principale organisation faîtière et grand syndicat agricole européen, Copa-Cogeca, ont réaffirmé que les objectifs fixés par la Commission européenne dans le cadre de la stratégie de la ferme à la table ne prennent pas suffisamment en compte les alertes émises par les experts ainsi que les demandes d’évaluations plus poussées quant à l’impact des objectifs de cette stratégie agricole européenne. En outre, si cette dernière n’a aujourd’hui pas de traduction réelle et concrète en termes de loi ou de directive européennes, une série d’études critiques et prospectives a été réalisée dans l’optique d’analyser l’impact éventuel de l’application du volet agricole du Pacte vert européen.
L’analyse des économistes américains de l’USDA – le département américain de l’agriculture – publiée en novembre 2020 estime que l’application de cette stratégie ne se bornerait pas aux frontières de l’Union européenne : elle aurait un impact international néfaste par le biais des accords commerciaux et diplomatiques et constituerait un désastre pour l’ensemble de la planète en termes de production, de rémunérations et de dépendances alimentaires. Les économistes de l’USDA estiment dès lors que la mise en œuvre concrète des initiatives de la ferme à la table conduirait à une chute de la production alimentaire globale de 11% ainsi que d’une hausse des prix mondiaux de l’alimentation de 89%. À cela s’ajouterait une hausse de l’inflation alimentaire de 17% pour les citoyens européens en sus d’une diminution des revenus des agriculteurs de 16% et d’une chute des exportations européennes de 20%
A l’avenant, l’étude du centre commun de recherche de la Commission européenne, « Mobiliser l’ambition environnementale et climatique dans le secteur agricole à l’aide du modèle CAPRI », parue en juillet 2021, liste les effets à prévoir de la mise en œuvre de la stratégie de la ferme à la table à l’échelle de l’Union européenne. Si l’étude ne s’attarde pas sur les conséquences mondiales de l’application de cette stratégie comme la première, elle confirme les projections américaines pour l’Europe : plus sévère, elle estime la chute de la production globale de 15%. Plus précisément, l’étude prévoit une baisse de la production de céréales et d’oléagineux de 15% et de 13% dans la production de fruits et légumes, ainsi qu’un effondrement de 10% pour les produits laitiers, de 15% pour le porc et la volaille et de 17,5% pour la viande bovine. Cette chute globale de la production irait de pair avec une réduction des surfaces céréalières de 4%, une baisse des rendements de 11%, en sus d’une hausse des prix de l’alimentation en Europe de 12%. L’étude du centre commun de la recherche de la Commission européenne souligne, en outre, que l’application du volet agricole du Pacte vert européen conduirait à une dépendance plus forte de l’Europe aux importations ainsi qu’à une forte chute de nos exportations : un véritable bouleversement économique pour l’Union européenne.
Une étude d’impact plus sévère menée par l’Université allemande de Kiel, publiée en septembre 2021, prévoit quant à elle une hausse de l’inflation alimentaire de 12,5% pour les céréales et de 58% pour la viande bovine, laquelle s’accompagnerait d’une chute de 20% de la production de céréales et de viande. L’étude allemande prévoit en outre un redoublement du déficit en fruits et légumes, qui passerait de 10 millions à près de 20 millions de tonnes.
Une quatrième étude dirigée par l’Université de Wageningen aux Pays-Bas et parue en décembre 2021 présume elle aussi des effets pervers liés à une application réelle de la stratégie de la ferme à la table via l’analyse d’une série de scénarios dérivés des objectifs du projet agricole de la Commission européenne. Le dernier scénario, hybride et plus complet, estime une chute de la production alimentaire située entre 10 et 20% dans l’ensemble de l’Europe, accompagné d’une baisse significative des volumes de certains produits, dont la pomme et la betterave, en sus d’une baisse de la qualité des produits.
De manière générale, si elles opèrent des démarches différentes, et si les projections chiffrées varient, l’ensemble de ces études critiques parviennent aux mêmes conclusions alarmantes :
- Une baisse drastique de la production alimentaire globale et des rendements agricoles sur le continent
- Une baisse de la qualité des rendements, fragilisés par les toxines fongiques du fait de la réduction de l’utilisation d’engrais et de fertilisants
- Une perte de valeur de la production européenne
- Une hausse des prix mondiaux de l’alimentation ainsi qu’une hausse du coût de l’alimentation des populations
- Une hausse des importations ainsi qu’une chute des exportations alimentaires de l’Union européenne, d’où un accroissement de la dépendance de l’Europe aux puissances étrangères
En résumé, les exigences européennes dans le cadre du volet agricole du Pacte vert pourraient entraîner des répercussions particulièrement néfastes sur l’ensemble de la planète, et pourraient mener à un véritable suicide économique de l’Union européenne. Si le continent européen pourrait toujours se nourrir dans l’éventualité de l’application d’une telle stratégie, ce ne serait pas le cas pour près de 22 millions de personnes vivant au sein de pays tiers, lesquels seraient dès lors plongés dans l’insécurité alimentaire, faute d’approvisionnements européens en denrées alimentaires.
Vers une redéfinition de la stratégie européenne « de la ferme à la table » ?
La pandémie de Covid-19 a sensibilisé l’Union européenne quant à ses vulnérabilités économiques ; l’invasion russe de l’Ukraine, en sus des craintes de pénuries alimentaires en Europe et dans les pays voisins, a conduit les institutions européennes à réévaluer les questions de sécurité et de souveraineté alimentaires : il est assurément fondamental de rappeler que la nourriture et l’alimentation constituent un véritable outil de paix et de diplomatie.
Il apparaît en effet aujourd’hui inconcevable de produire moins dans un contexte où près de 70% de l’huile de tournesol, 30% du blé et 20% du maïs ont disparu du marché, conséquence de la guerre en Ukraine et de la dépendance européenne aux engrais. La nécessité éventuelle du continent européen de s’approvisionner en denrées alimentaires russes – auprès d’un président qui ne lui veut pas forcément du bien – ainsi que la nécessité avérée pour les pays du bassin méditerranéen de bénéficier des exportations russes, en blé essentiellement, met en danger ces pays, les contraignant à être tributaires de la Russie et des velléités de son dirigeant, et ce dans l’optique d’éviter les émeutes et de maintenir la paix civile. A elles deux, la Russie et l’Ukraine fournissent près de 30% des tonnages de blés échangés dans le monde : or, ce sont des volumes qui demeurent difficiles d’accès voire indisponibles du fait de l’invasion russe en Ukraine et des blocages opérés par la Russie: c’est-là un piège géopolitique majeur se resserrant tant sur l’Europe que sur les pays du bassin méditerranéen. Baisser la production agricole de l’Union européenne conduirait à laisser ces pays dépendants au bon vouloir russe. L’Union européenne ne peut donc se permettre, dans son intérêt, de faire reposer sur le reste du monde l’assurance de la sécurité alimentaire de ses citoyens et des populations du bassin méditerranéen.
Si la stratégie de la ferme à la table était amplement soutenue par l’ensemble des institutions de l’Union européenne, les initiatives de la Commission et le contexte international ont conduit à de vifs débats sur les objectifs liminaires de cette stratégie. La guerre en Ukraine a ravivé les incertitudes quant à la capacité d’appliquer ces objectifs et a divisé le Parlement européen, lequel constituait jusqu’alors la force sur laquelle la Commission comptait s’appuyer afin d’agir dans le cadre du volet agricole du Pacte vert. C’est ainsi, dans le contexte de la présidence française du Conseil en 2022, qu’Emmanuel Macron a pris le parti d’infléchir les ambitions économiques de la Commission européenne, lesquelles s’opéraient incontestablement au détriment de la souveraineté alimentaire de l’Union européenne : cette dernière conçoit désormais qu’il est indispensable et nécessaire d’adapter cette stratégie agricole de grande ampleur qui reposait sur un monde d’avant-guerre en Ukraine.
Si la transition écologique est nécessaire, il s’agit pour l’Union européenne de renouveler un projet agricole et alimentaire commun et de fournir des garanties quant à la faisabilité de la stratégie de la ferme à la table, sans pour autant compromettre la sécurité alimentaire des populations, tant sur le court que sur le long terme. Il apparaît ainsi nécessaire que les institutions de l’Union européenne réfléchissent à une realpolitik agricole fondée sur les données géopolitiques alimentaires, équilibrant affirmation de la sécurité alimentaire des populations européenne et mondiale ainsi que poursuite du projet de transition écologique. Dans cette optique, l’Union européenne se doit d’entamer une véritable réflexion de restructuration de fond : envisager une véritable modification de ses assolements de manière à produire davantage de nourriture, mettre l’accent sur la recherche d’alternatives aux pesticides et aux engrais sans Co2, ainsi que sur les nouvelles technologies de sélection variétales.