Article par Shana De Sousa.
L’agriculture a progressivement pris une place centrale au cœur de l’agenda géopolitique mondial au cours des dernières décennies. La montée en puissance d’économies émergentes particulièrement qualifiées a dès lors soulevé une série de questions quant aux conditions d’accès aux ressources agricoles et alimentaires pour chaque partie du globe. Au-delà de la nécessité de cultiver ces denrées dans une perspective d’assurance de la sécurité alimentaire de tous, les produits alimentaires contribuent profusément à la sauvegarde des équilibres vitaux de la planète. Certaines ressources agricoles présentent une dimension véritablement fondamentale pour la population mondiale dans son ensemble, tant bien sur le ressort nourricier que dans la perspective de garantie de la sécurité mondiale.
L’une des ressources agricoles les plus consommées dans le monde est les céréales : ce sont les principales composantes de notre alimentation. Constituant la moitié des calories nécessaires à l’Homme, elles occupent près de la moitié de la surface des terres cultivées sur la planète, soit près de 2 800 millions de tonnes de grains. En outre, depuis le début des années 2000, les exportations céréalières ont doublé, et près d’un grain sur quatre, toute céréale confondue, est exporté. Cela reflète la forte sensibilité géoéconomique et géopolitique de cette ressource dans les échanges internationaux.
Le blé, en particulier, représente plus du quart des céréales exportées. Le blé, c’est près de 785 millions de tonnes produites chaque année, et plus de 195 millions de tonnes exportées au niveau planétaire. Ces dernières années, le commerce mondial de cette ressource alimentaire n’a eu de cesse d’augmenter, du fait de l’accroissement de la population mondiale, mais aussi des revenus moyens, entraînant une hausse globale de la consommation, plus forte au sein des pays en voie de développement. Ainsi, comme l’a rappelé le directeur général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, Qu Dongyu, le blé constitue l’aliment de base pour plus de 35% de la population mondiale.
Cependant, le blé constitue également un véritable révélateur de la violence des rapports de force entre les économies, en sus des vives inégalités entre les pays qui peuvent ou non en produire. Les principaux producteurs de blé – la Chine et l’Inde – n’en exportent qu’une faible quantité. Ainsi, la fourniture mondiale en blé ne repose que sur un nombre minime d’acteurs, dont la Russie. Cette dernière a largement bénéficié des effets du réchauffement climatique, qui lui a permis de développer sa culture de blé : le pays est moins exposé aux périodes de gel, et a modernisé ses techniques grâce à l’utilisation accrue d’intrants, ce qui en fait l’un des principaux pays exportateurs de blé. Ainsi, dès le début des années 2000, la Russie a procédé à un véritable remodelage de son appareil agricole : elle est passée d’une production de 36 millions de tonnes de blé en 2001 à près de 80 millions en 2021, adoptant une position de domination géopolitique dans le commerce mondial de cette ressource.
Il s’agit nonobstant d’une arme à double tranchant ; elle s’est particulièrement aiguisée au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En effet, la guerre en Ukraine a contraint les puissances internationales et les différents Etats à prendre conscience des véritables dépendances de certaines nations, notamment européennes, vis-à-vis de la Russie. En matière de gaz notamment, mais également en ce qui concerne la fourniture de céréales, et en particulier de blé. La Russie dispose là d’un véritable levier de contrôle, dès lors qu’elle est capable de condamner certains pays dépendants à son blé à des famines de grande ampleur, en réduisant nettement ses exportations, au gré des alliances et des soutiens que Moscou percevra, dans un contexte de guerre qu’elle a initié. Les exportations de blé constituent dès lors non seulement un moyen de contrôler les flux migratoires des pays – en provoquant des émeutes de la faim majeures –, mais également un moyen d’affecter la stabilité sociale de pays entiers, essentiellement situés au niveau du bassin méditerranéen, au Moyen-Orient et en Afrique, qui ne disposent ni du sol, ni du climat nécessaires pour développer leur propre production de blé. Ces pays comptent en outre principalement sur les importations de blé russe et ukrainien pour nourrir des populations qui croissent très rapidement. C’est en ce sens que cette ressource constitue un véritable levier géopolitique : la Russie peut décider de qui aura accès à ses volumes de blé.
Ce conflit a vivement plongé l’avenir alimentaire du monde dans le noir, et a constitué un véritable bouleversement planétaire, notamment en matière d’échanges de produits céréaliers. Les marchés, déjà bouleversés par la pandémie de Covid-19, se sont retrouvés davantage perturbés par les incertitudes pesant sur les exportations. Les échanges mondiaux de blé ont été largement affectés dès lors que l’Ukraine et la Russie concentrent près de 30% du volume de céréales échangés autour du globe. Plus généralement, le bassin de la mer Noire – la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan – produisent près de 15% des volumes de blé produits sur la planète, et en exporte près de 40%. Si l’Ukraine exporte en moyenne 6 millions de tonnes de grains par mois, elle a difficilement atteint le million de tonnes mensuel en mars et en mai 2022, un mois suivant son invasion. Les différents gouvernements ont mené tout un train de politiques visant à combler le déficit d’approvisionnements en céréales dû à l’invasion de l’Ukraine ; or, l’avenir alimentaire demeure incertain. C’est là que l’on réalise le revers géoéconomique puissant de cette ressource : les différents embargos financiers visant Moscou ainsi que la difficulté de faire naviguer les bateaux exportateurs de blé ukrainien affectent la possibilité des pays d’importer ces ressources. S’ajoute à cela les problématiques liées à l’incertitude climatique affectant les différentes parties de la planète : les populations sont de plus en plus confrontées à des phénomènes de sécheresses – au Pakistan, au Maghreb, au Canada et aux Etats-Unis – d’où un manque considérable d’eau nécessaire aux cultures ; les pays confrontés à ces phénomènes doivent donc prévoir d’importer davantage.
Le blé apparaît ainsi comme un véritable enjeu de la sécurité mondiale. C’est en ce sens qu’il apparaît aujourd’hui nécessaire pour chacun, et notamment pour l’Union européenne, de bâtir de véritables realpolitiks agricoles en prenant les dépendances de chacun en compte : il s’agit notamment de réévaluer les objectifs de la stratégie Farm to Fork, qui ne peut se révéler viable dans un contexte de guerre en Ukraine et d’inflation affectant une large partie du globe et menaçant les ménages les plus défavorisés. Au niveau européen, Paris a lancé, dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, le programme FARM (Food and Agriculture Resilience Mission), visant à remettre les problématiques alimentaires au cœur des débats européens et internationaux, ainsi qu’à apaiser les tensions au sein des marchés agricoles en sus d’assurer un soutien aux pays les plus vulnérables. Reste à savoir si cette stratégie parviendra à impliquer les institutions et à mobiliser les fonds internationaux, à un moment où le multilatéralisme est progressivement remis en question par certaines parties de la planète.