Un article par Helena SARKIS
Notre cher ami Freud, hormis avoir répandu le concept d’oniromancie qui, je dois de l’admettre, rythme mes matinées à coup de recherches dans le dictionnaire des rêves, fraye son chemin dans les consciences de chacun, non pas par le complexe d’Oedipe particulièrement désuet, mais bien par la théorisation des instances de personnalité: le surmoi, le moi, et le ça. C’est la moi de ce soir de février 2023 qui prend en main la narration d’une sombre histoire artistique des années 1970.
Vous chercherez peut-être le lien entre l’art de la performance corporelle de la fin du XXe et la psychanalyse freudienne, malheureusement, vous ne trouverez réponse à vos questionnements qu’à la suite de mon bref, rapide, presque ridicule, condensé de la pensée d’Hannah Arendt. Cette dernière s’efforce, dans sa critique de la “crise culturelle” du XXe siècle, de proposer une définition contemporaine de l’art, brisant les caractères normatifs des arts savants. La crise évoque l’aube d’un nouveau jour. L’art n’est plus snob. L’art se dénoue des préceptes du passé. L’art ne conforte plus l’inculte dans sa fausse supériorité intellectuelle. Il s’ouvre au monde, abandonnant sur son chemin la vulgarité des beaux-arts. Du philistinisme cultivé nous ne retenons plus qu’idiotie.
A quoi bon l’art s’il est faux? A quoi bon l’art si on ne le comprend pas? A quoi bon l’art si on ne le vit pas? A bât la cultura animi gréco-latine, l’art n’est plus un idéal. Plus qu’un simple jeu; plus qu’un simple concours d’égo; plus qu’une preuve d’élitisme social, l’art fait vivre, admirer, interroger, imiter, impressionner, écoeurer, nier, dévoiler, jouer, balancer, surprendre.
Non, je n’ai pas perdu le cap. Revenons-en à Freud; mais s’il-vous-plaît, pensons à Freud main dans la main avec Hannah. Les deux penseurs enlaçant leurs philosophies.
J’aimerais vous faire renouer avec les préceptes de la théorisation des instances de personnalité. Le moi et le ça ne nous intéresserons pas aujourd’hui. Dites bonjour au surmoi comme objet de tous nos désirs. Il est le modèle idéal à l’égard du moi, le juge censeur en opposition aux désirs, aux pulsions, héritier de l’autorité parentale. En gros, c’est la petite voix dans votre tête qui empêche les idées farfelues de se réaliser, parce qu’il y a quelques années, papa et maman vous auraient donné la fessée.
Cessons ce topo philosophique et passons à l’art, parce que concrètement, c’est tout ce qui nous intéresse ici. L’art, tel le talent de faire sortir de leurs tanières les pulsions humaines les plus enfouies en une soirée. Vous ne verrez peut-être pas le rapport direct entre Marina Abramovic, Rhythm 0 et Freud, mais j’espère que, mot à mot, phrase par phrase, vous réaliserez le dessin que je vous prépare. Pour commencer, et peut-être réellement pour vous enjouer à l’idée de lire cet article (qui, pour être honnête, résulte d’une crise existentielle entre mon moi, mon ça et mon surmoi), je tiens à vous faire remarquer qu’en 2018 Psychoanalyst meets Marina Abramovic a été publié par Jeannette Fischer.
Super moyen de dresser le portrait de l’artiste du jour. Bien que tout fervent adepte d’art souhaiterait l’ignorer, une psychanalyse de Madame Abramovic n’est probablement pas de refus. Née en Serbie de parents proches collaborateurs du régime communiste, Marina s’écarte de la violence familiale pour se construire dans l’art, plus précisément, la performance corporelle. L’art de la performance reste, de nos jours, regardé en coin, comme un art marginal, compliqué, tordu, presque incompréhensible pour les masses. Et il faut l’avouer, Marina Abramovic n’a clairement pas aidé à adoucir l’image de sa pratique. D’une part, elle réalise des œuvres absolument grandioses, portrayant l’amour, la rage, la haine, le balancement des émotions. Aux côtés d’Ulay, ancien compagnon de vie et de passion, elle se présente comme précurseuse dans sa matière, telle “la grand-mère de la performance”, en se distinguant par son originalité. Artiste fructueuse, elle convie tant les plus connaisseurs, que les masses, vers ses expositions.
Bien que son génie artistique pourrait faire l’objet de nos contemplations du jour, nous ne nous attarderons malheureusement pas à l’explorer dans son intégralité ce soir. Je vous convie tout de même, de tout mon cœur, à vous renseigner, au gré de vos envies, sur Marina Abramovic, sa vie, ses débuts, ses sculptures, ses performances, ses amours et ses pensées.
Rhythm 0
Oublions Counting the rice, Relazione nel tempo, The hero, Light / Dark, AAA – AAA, Rest energy, voire même, Breathing in / Breathing out, car bien qu’elles coupent aux foules leur souffle, ces performances ne conduisent pas à la fameuse crise existentielle dont je vous parlais précédemment. Mes questionnements ont jailli de Rhythm 0. Performance corporelle unique en son genre, faisant ressortir le bien et le mal des membres du public. Rien de mieux pour expliquer le concept qu’en vous présentant directement les instructions de l’artiste:
“Instructions,
Sur cette table reposent 72 objets que chacun
peut utiliser comme il le désire.
Performance
Je suis l’objet.
Je prends toute responsabilité
lors du temps imparti”
De là naît le cauchemar. Peut-être que, comme certains, vous vous demanderez pourquoi Marina Abramovic a mis en place une telle performance. Pourquoi elle n’a-t-elle pas pris conscience en amont de la dangerosité de sa situation lors de la performance? Pourquoi a-t-elle pris la décision de s’objectifier et de se plier aux envies, parfois biaisées, de ses spectateurs? Peut-être que, comme moi, vous contemplerez la réalité des mentalités humaines, sans pour autant culpabiliser l’artiste. Car bien qu’elle ai pris en compte les potentielles dérives auxquelles elle s’apprêtait à se confronter, elle a tout de même tenu à réaliser son acte.
De vingt heures à deux heures du matin, Marina Abramovic est restée debout, inerte, impassible face à son public. Sur la table se trouvaient des “objets de plaisir” et des “objets de douleur”. Le public s’élevant au rôle de Dieu, ils jouèrent avec leur poupée. Comme pour mettre en évidence ce que nous appelons de nos jours le “male gaze”, l’artiste s’est pliée aux désirs des hommes, qui, au gré de leurs volontés, ont fait de Marina Abramovic l’objet de tous leurs fantasmes. Bien sûr, il ne faut pas tout remettre sur le dos des hommes, mais aussi souligner que certains d’entre eux, suivaient les instructions de leurs épouses.
Afin que vous compreniez mieux les enjeux de la performance Rhythm 0, je décide de vous dresser un tableau de cette soirée (âmes sensibles s’abstenir).
La soirée commença calmement. Intrigués, les spectateurs se regroupèrent face à la statue humaine. Comprenant que l’artiste n’allait réellement pas agir durant la performance, ils s’emparèrent des objets pour jouer. Tels des enfants gâtés à noël, ils se trouvèrent tout excités à l’idée de découvrir leur nouveau jouet. La ruée sur les “objets de plaisir” porta dans les mains des hommes, soucieux de la beauté de Marina, des roses, des photos, des cigarettes; toute sorte d’objets faisant de Abramovic une peinture humaine. Peu à peu, la donne changea; de ce qui semblait être une œuvre de Botticelli, un Caravage se dessina sous les yeux des spectateurs.
L’artiste ne bougeait pas. Debout, elle demeurait comme immortelle, telle une version gravée dans le marbre de la femme qu’elle fût autre fois. Face à une telle situation, le public eut vite oublié que derrière cette statue, se tenait en fait un être humain jouant un rôle. De l’oubli de son humanité, les perversions prirent le dessus. De là j’essaierai de faire court, car rien ne justifie d’étaler l’histoire de cette soirée de violence. Suite à la ruée vers l’or du plaisir, les spectateurs, devenus maîtres du destin de l’artiste, s’émerveillèrent face aux objets de violences. Agressions, violences, scarifications, le public fit vivre à Marina Abramovic les pires heures de sa vie. Au climax de la soirée, un spectateur s’abreuva de son sang, puis, un pistolet chargé fut déposé sur sa tempe. Dans les recoins les plus sombres de la galerie d’art, il fût possible de contempler l’enfer. Face sadisme des spectateurs, dans les abysses du pandémonium, Marina Abramovic s’enterra dans le silence, comme sculptée dans la pierre, tentant, en vain, d’éviter d’interloquer de son regard médusé, une once d’humanité dans un public qui, tel Typhon, ne faisait plus qu’un dans sa monstruosité .
Face aux atrocités commises, face aux larmes de l’artiste, face au sang coulant le long de sa peau, le groupe se scinda. D’un côté, les agresseurs, de l’autre les protecteurs. Certains la soignèrent, d’autres rièrent. Les protecteurs prirent le dessus lorsqu’à la vue de l’arme prête à l’emploi au contact du visage de Marina Abramovic, le doigt déposé sur la détente, la conscience humaine repris le dessus.
L’artiste raconte qu’une fois rentrée ce soir là, elle observa un premier cheveux blanc dans le miroir; “Il aura fallu six heures pour blanchir mes cheveux. Ce travail révèle ce qu’il y a de plus horrible chez les gens. Cela montre à quelle vitesse quelqu’un peut se décider à te blesser lorsqu’il le peut. Cela montre à quel point il est facile de déshumaniser quelqu’un qui ne se défend pas. Cela montre que la majorité des gens ‘normaux’ peuvent devenir très violents en public si on leur en donne la possibilité”.
Les spectateurs se sont trouvés dans une salle, libres de tout, coupables de rien. Dans un laps de temps imparti, ils ont joué non seulement d’une artiste, mais surtout d’un humain. Ils ont pensé son destin, sans penser son humanité. Dans une salle, vide de normes sociales, ils se sont libérés de leurs surmois. Ils ont agit, tel que la petite voix dans leurs têtes leur disait. Compulsivement peut-être? Par effet de groupe peut-être? Ou, finalement, n’est-ce pas parce que l’Homme, sans la société, sans le droit, sans le jugement, n’est qu’animal en quête de puissance?
Afin de stimuler votre crise existentielle, je vous demande d’aller plus loin. Plus que de seulement poser votre regard sur les tortionnaires, questionnez-vous: qu’auriez vous fait? De notre point de vue, nous aurions tous été protecteurs, tous à l’affût des dérives, prêts à protéger Marina Abramovic, menant à bien la soif de préserver son humanité. Pourtant, il est bien facile de penser de la sorte.
Alors voilà, je vous le demande: qu’auriez-vous réellement fait, vous, votre surmoi et votre moi, en cette soirée de 1974, dans cette salle lugubre de la Galleria Studio Morra? Qu’auriez-vous fait dans une ère sans technologie, où l’anonymat joue de votre conscience humaine? Qu’auriez-vous fait?