Les migrations face aux frontières de l’Union européenne

Les migrations face aux frontières de l’Union européenne

Article par Jeremy Balouka

 

Introduction

Jeudi 6 octobre 2022, un énième naufrage de migrants près des côtes grecques cause la mort de 18 personnes et la disparition de 30 autres. Le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, annonce alors vouloir « coopérer de manière beaucoup plus substantielle afin d’éviter ce genre d’incident ». Ce sujet, clivant les Etats membres, est pourtant depuis la naissance de l’idée européenne, au cœur d’une des plus grandes problématiques de l’Union européenne. L’Union est aujourd’hui tiraillée par la gestion de ses frontières, à l’est et au sud. Longtemps terre d’émigration vers le nouveau monde et les colonies, elle est progressivement devenue la première région migratoire au monde. Le département de la Population des Nations Unies définit un migrant comme une personne née dans un pays et qui vit dans un autre pays pour une durée égale ou supérieure à un an. L’inversion des flux de migrants entre les pays du Nord et du Sud est très récente, datant d’à peine une quarantaine d’années. La demande d’asile vers l’Europe explose pour la première fois dans les années 1990, venant de l’Afrique des grands lacs, des Balkans, du Proche et Moyen-Orient, de l’Amérique caraïbaine et surtout de l’ancien espace soviétique. Ces demandes d’asile atteignent plus de 500 000 demandes par an au début des années 1990 avant de connaître une rapide décrue à partir des années 2000. Depuis les printemps arabes de 2011, les flux migratoires s’intensifient de nouveau, venant du sud, pour atteindre leur apogée en 2015, année à laquelle 1,2 millions de demande d’asile sont émises en Europe. A partir de la guerre en Ukraine de 2022, l’afflux en provenance de l’est dépasse l’histoire des migrations en Union européenne, pour atteindre 8 millions d’ukrainiens, un an après le début du conflit. Ces multiples crises migratoires qui frappent l’Europe intègrent la frontière, dans son sens le plus westphalien, au centre de l’Europe. Peu à peu s’impose l’idée que la contrepartie à l’affaiblissement des frontières intérieures et à la pérennité de ce modèle est la construction et donc la définition d’une frontière extérieure. « L’Europe de la libre circulation » va de pair avec « l’Europe forteresse ». 

Le modèle européen a pour essence la croyance dans le libéralisme. Ses fondements institutionnels sont la Communauté du Charbon et de l’Acier (CECA) créée en 1952 et la Communauté européenne en 1957 qui a pour objectif de réaliser le Marché commun. Au cœur de la guerre froide, les migrations viennent majoritairement du sud. Celles provenant de l’Est sont encadrées de manière ad hoc par le statut de réfugié de la Convention de Genève pensé comme outil pour encourager les intellectuels russes et russes blancs à rejoindre la terre de liberté. L’Union est inscrite dès sa naissance dans la philosophie libérale des relations internationales, faisant de la démocratie, du droit, du libre-échange et du commerce des modes de régulation des rapports sociaux entre Etats membres. La croyance en le « doux commerce » de Montesquieu, comme facteur de centralité dans les relations internationales est, jusqu’à récemment, la boussole de l’Union européenne. Cependant, l’enchaînement des crises mondiales et multiformes rend nécessaire un changement de paradigme dans la manière qu’a l’Union européenne de penser son identité, sa place dans l’ordre international et les armes qu’elle souhaite utiliser pour s’affirmer. 

 

I/ Quels migrants, quelle migration ?

  1. Les motifs (asile/ regroupement familial/ …)

Le profil des migrants s’est beaucoup diversifié au cours de ces dernières années. Ceux qui partent sont ceux qui disposent d’un réseau, de famille installée à l’étranger et de fonds quand le franchissement des frontières est impossible par les voies légales. La seule exception à cette mobilité est la migration forcée des réfugiés et des demandeurs d’asile. Ce sont moins la pression démographique (d’ailleurs en baisse, notamment au Maghreb) et la pauvreté qui poussent les gens hors de chez eux que l’attirance pour d’autres horizons, l’absence d’espoir sur place, le désir de meilleures opportunités, la visibilité à travers les migrants de retour le temps des vacances, d’une société de consommation et de liberté d’expression. Enfin et surtout, beaucoup de nouveaux migrants, de l’Est notamment mais aussi du Sud, s’inscrivent dans une stratégie de co-présence, ici et là-bas, surtout quand leurs titres de séjour, l’absence de visas ou la double nationalité le leur permettent. Les titres de séjours sont accordés surtout pour des motifs de regroupement familial, puis pour les étudiants, les demandeurs d’asile et enfin les migrants à la recherche de travail. Contrairement au passé, les migrations de travail sont devenues très faibles en nombre en Europe par rapport aux autres flux. Depuis la guerre en Ukraine, les titres de séjours sont accordés automatiquement aux ukrainiens grâce à la procédure spéciale dite de protection temporaire.

 

2. Les flux récents qui frappent l’Europe sont le fruit de la conjonction d’une pluralité de facteurs 

L’activation de réseaux transnationaux légaux et illégaux est nécessaire au départ des migrants, à l’origine de migrations en chaîne. On appelle migrations en chaîne la spirale des migrations induite par la mobilité. Le départ des uns entraîne des besoins de main d’œuvre donc de nouveaux migrants dans les zones de départ, tout en construisant une chaîne migratoire vers les pays d’accueil, d’origine diasporique ou résultant d’une économie du passage. Ce mouvement est accentué par la proximité géographique, facilitée par la baisse généralisée du coût des transports, aériens notamment, par une image de l’Europe véhiculée par les chaînes de télévision et de radio reçues dans les pays de départ, par les marchés locaux approvisionnés en produits manufacturés occidentaux et les transferts de fonds des migrants.

 

3. Les routes migratoires 

Les trois principales routes migratoires actuelles vers l’Europe sont la route de l’Est, la route des Balkans et la route Méditerranéenne Centrale et Est. La première correspond aujourd’hui à celle empruntée par plus de 8 millions de réfugiés Ukrainiens qui fuient leur pays depuis le début du conflit. La deuxième, plus importante en volume avant la crise ukrainienne est celle des Balkans, comptabilisant 86 000 migrants. Cette route est celle par laquelle passent majoritairement les Afghans et les Syriens en 2015 et aujourd’hui les Tunisiens et Algériens. La troisième, la route Méditerranéenne Centrale est celle que prennent les migrants venant de Libye pour rejoindre les côtes grecques et italiennes. 

 

 

II/ 2015 : le durcissement des frontières de l’Europe vis-à-vis des Etats tiers.

  1. Naissance de l’Agence Frontex 

La création de l’Agence Frontex est décidée en 2004, à la suite de drames humains en Méditerranée. Son budget est alors de 40 millions d’euros. La première mission de Frontex consiste à recueillir des données précises sur les flux humains aux frontières, qu’il s’agisse des migrants, des passeurs, des réseaux criminels ou des routes empruntées. Son deuxième rôle est celui d’assurer l’interopérabilité, destinée à harmoniser les outils, les doctrines, l’expérience et les moyens matériels d’intervention entre les Etats membres. C’est à ce titre que Frontex coordonne jusqu’en 2012 les Systèmes d’Information sur les Visas (VIS), la base de donnée des empreintes digitale des demandeurs d’asile (Eurodac) et le Système d’Information Schengen (SIS). En 2013, Frontex prend la direction du système de surveillance de l’immigration clandestine (Eurosur). Eurosur permet de partager en temps réel des images et des données recueillies par une grande variété d’outils de surveillance (satellites, hélicoptères, drones, patrouilles) mais aussi les données des compagnies aériennes (PNR), permettant d’alerter les douanes, les marines et garde-côtes nationales. En décembre 2012, la nouvelle Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (eu-LISA), prend le relai de Frontex sur la gestion du VIS, du SIS et d’Eurodac, tout en ajoutant trois bases de données : le système électronique d’autorisation de voyage (ETIAS), celui recensant le fichier des non ressortissants d’un pays membre de l’espace Schengen (Entry-Exit system) et le système informatisé d’échanges d’informations sur les casiers judiciaires (ECRIS). En contrepartie, Frontex obtient une plus large capacité opérationnelle et se voit fixer des objectifs de réaction et de performance dans le cadre de la doctrine européenne de « gestion intégrée des frontières extérieures » (GIF, 2002). Le budget se multiplie progressivement pour atteindre 330 millions d’euros en 2017, 544 millions en 2021 et 758 millions en 2022. Ainsi, en 2007, l’Union se dote d’un réseau européen de patrouilles maritimes et d’équipes d’intervention rapide aux frontières en soutien à un État membre confronté à une forte pression humaine à ses frontières. 

 

2. Refondation et critique de Frontex

La principale rupture dans la nature de l’Agence a lieu à la fin de l’année 2015. Alors que la Grèce est débordée par l’afflux de migrants, l’UE décide de la création d’un corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes. Frontex devient alors en 2016 “Agence européenne de garde-côtes et garde-frontière”s. Le rôle de l’agence est désormais principalement de coordonner les activités de garde-frontières des Etats membres situés aux frontières de l’UE dans des opérations maritimes et terrestres. Les Etats membres mettent obligatoirement à disposition de l’agence, l’ensemble des moyens matériels et humains dont ils disposent : navires, hélicoptères, avions, experts, garde-frontières. C’est dans ce cadre que 25 pays de l’UE, ou associés à l’espace Schengen, lancent en 2015 l’opération Triton (devenue Themisen 2018), pour prendre le relais de l’opération humanitaire italienne Mare Nostrum initiée en 2013. L’opération Poséidon en mer Egée, et depuis juin 2022 l’opération Minerve au large de l’Espagne, fonctionnent sur les mêmes dispositions. Elles viennent compléter l’opération militaire Sophia (Eunavfor), devenue Irini en 2020, et prévue jusqu’en mars 2023, décidée dans le cadre de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, qui est en charge de la lutte contre les trafiquants d’armes et de migrants depuis les côtes libyennes. Un « pool de réaction rapide », constitué de 1 500 agents placés en réserve par les États européens, est en veille constante et d’ici 2027, l’Agence sera dotée de 10 000 hommes pour faire face aux crises. Ainsi la Roumanie a bénéficié en mars 2022 d’un renfort de 150 hommes et de 45 véhicules dans le cadre de la crise en Ukraine « pour raccourcir le temps d’attente aux frontières ». Maintenant, certains Etats refusent l’aide européenne, comme la Pologne lors des vagues migratoires en provenance de la Biélorussie en 2021.

Mais la mission de l’Agence Frontex est en porte a faux avec le respect des droits fondamentaux. Les ONG dénoncent régulièrement certaines pratiques. En juin 2021, l’ONG Human Rights Watch liste certains manquements européens au droit humanitaire, à commencer par sa passivité lors d’abus commis aux frontières de l’UE. Frontex est par exemple accusée d’avoir joué un rôle actif dans la dissimulation de refoulement de migrants aux frontières terrestres et maritimes avec la Turquie, d’avoir renoncé d’empêcher en Hongrie des violations des droits humains, dont seule la décision de la CEJ en 2020 permet la cessation. Des enquêtes journalistiques documentent régulièrement les push-back (refoulement) depuis la mer Egée mettant en cause la responsabilité de l’Agence dans le naufrage de navires en méditerranée. Frontex dément et présente ses actions comme des « opérations de prévention au départ, menées dans les eaux turques ». En septembre 2021, les députés européens demandent le gel du budget de Frontex tant que l’agence ne recrutait pas des inspecteurs chargés de contrôler les droits fondamentaux des migrants, ce qui est fait dès novembre 2021.

 

3. Externalisation des frontières 

Parallèlement à Frontex, l’UE renforce l’externalisation de la gestion de ses frontières. L’externalisation est le processus de délocalisation des contrôles migratoires à l’extérieur des frontières de l’UE et du transfert de responsabilité de ces contrôles aux pays d’origine et de transit mais aussi aux transporteurs.

L’externalisation prend la forme de sanctions financières imposées aux transporteurs acheminant vers l’UE des personnes sans document en règle grâce à l’introduction du PNR (Passenger Name Record) en 2016, principalement pensé dans le cadre de la lutte anti-terroriste qui fait des compagnies aériennes des auxiliaires de renseignements. Des fonctionnaires européens sont par ailleurs présents depuis 2004 directement dans les aéroports des pays d’émigration et de transit pour assister les gardes-frontières locaux dans l’identification des potentiels migrants. Enfin, l’externalisation concerne aussi l’aide aux pays de départ et de transit dans la modernisation de leurs outils de surveillance, des accords de réadmission et d’accords bilatéraux. C’est sur la base de ce dernier point qu’en 2006, Frontex s’appuie sur des accords conclus entre l’Espagne, la Mauritanie et le Sénégal pour lancer l’opération Héra, achevée en 2019, afin d’intervenir dans les eaux territoriales de ces Etats tiers. Plus problématique et critiqué, les accords bilatéraux conclus entre l’Union européenne et la Turquie et entre l’Italie et la Libye en 2017, visent également à renforcer le contrôle des flux migratoires dès les pays de départ et sont à la sources de drames humanitaires en Turquie et en Libye. Dans l’urgence, des camps d’enregistrement dits « hotspots » sont ouverts, souvent avec la collaboration du HCR (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés) et de l’OIM (Organisation Internationale des Migrations) pour enregistrer les demandes d’asile, avant qu’ils n’entrent dans l’espace européen (Lampedusa en Italie, Fylakio, Lesbos, Chios en Grèce).

 

 

III/ La solidarité européenne en crise/ Crise interne 

  1. Jusqu’aux accords de Schengen

Depuis le début de la construction européenne, les migrations de travail interne sont priorisées et la régulation des flux venant de pays tiers est laissée aux Etats, eux-mêmes soumis aux éventuels accords de main d’œuvre passés avec les pays de départ et, pour les réfugiés, aux conventions internationales de Genève. Dans les années 1970, les Etats de la CEE se ferment peu à peu aux migrations extérieures si bien que l’européanisation des questions migratoires ne se pose pas jusqu’aux accords de Schengen de 1995. 

 

2. L’évolution de la question migratoire en Europe à partir des vagues migratoires des années 1990

La question de la multilatéralisation, à défaut de sa communautarisation, de la question migratoire au sein de la CEE s’est posée à l’occasion des crises migratoires qui ont commencé à toucher l’UE au début du XXIe siècle (2000; 2004; 2006/2008) et plus encore en 2015/2016. Les crises géopolitiques et géoéconomiques aux frontières de l’UE lui font reprendre conscience de la proximité de son espace avec des mondes instables. De nouvelles vagues d’immigrations se succèdent et se mêlent, rendant de plus en plus complexe la distinction entre migrations de travail, très régulées et le plus souvent interdites, sauf nécessité du marché du travail européen, et migrations relevant du droit d’asile. Ces vagues croissantes augmentent les tensions entre les pays en première ligne, situés aux frontières extérieures de l’espace Schengen et chargés de les sécuriser, et les pays de l’intérieur, d’autant plus que les pays de première ligne sont des pays moins riches ou très fragilisés par la crise financière alors en cours.

 

3. Abandonner ou raffermir les accords de Schengen ?

Depuis 2015, les accords de Schengen sont à l’agonie, dû aux fermetures des frontières internes, par l’activation de la clause de sauvegarde des accords, qui se multiplient à l’occasion de la crise migratoire, des menaces terroristes et à nouveau avec la pandémie de Covid. Dès lors, les demandes de réforme de l’espace Schengen se font prégnantes, sous la pression de la France, de l’Allemagne et surtout du Danemark qui demandent un assouplissement des conditions d’activation de la clause de sauvegarde et l’autorisation de déroger à Schengen pendant quatre ans. La Commission européenne émet une proposition de réforme en 2021, mise au programme prioritaire de la présidence française de l’Union européenne. Fin juin 2022, le Conseil adopte finalement un nouveau code qui réaffirme la primauté du libéralisme et la nécessité de recourir à la clause uniquement en dernier recours. Mais le texte souligne également la mise en place d’un nouveau mécanisme pour une réaction commune qui pourrait rapidement autoriser certaines mesures drastiques aux frontières extérieures de l’Union comme la limitation du nombre de points de passage, l’intensification des contrôles ou l’aide des agences européennes, en cas de menaces sanitaires ou sécuritaires lorsque la majorité des États membres est concernée.

 

Conclusion

En 2021, l’incendie du hotspot de Moria en Grèce, et le drame humain corollaire, a contraint les Etats membres, sous l’impulsion de la Commission, à une tentative de communautarisation de la politique migratoire. Les discussions autour de ce sujet nécessitent une réflexion sur le sens des valeurs européennes, la profondeur de l’engagement de certains Etats à les respecter et plus généralement de l’identité européenne. Qu’en est-il des droits de l’homme lorsque Médecin Sans Frontières ne peut plus agir en Libye, notamment à cause des accords de 2017 renouvelés plusieurs fois ? Qu’en est-il de la solidarité européenne face à ses dissensions internes et ses politiques externes ? Que dire face à la montée de discours souverainistes et racistes entraînant la victoire de l’extrême droite dans un grand nombre d’Etats membres alors que le traité de Lisbonne dit s’inspirer « des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de droit » ?

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