L’Union européenne ferme ses frontières : les enjeux et défis de sa politique migratoire

L’Union européenne ferme ses frontières : les enjeux et défis de sa politique migratoire

 

Article par Laetitia Rambour Mertens

 

 « Il est temps que l’Europe soit vraiment présente, solidaire et rassemblée pour gérer et contrôler les flux migratoires », affirmait Giuseppe Conte, l’ancien président du conseil et patron du Mouvement 5 étoiles en Italie, à la suite du naufrage d’un bateau plein de migrants au large des côtes de Palabre. Le 16 octobre suivant, l’attentat à Bruxelles par un Tunisien en situation irrégulière, qui a coûté la vie à deux Suédois, a renforcé l’inquiétude sécuritaire face à la migration au niveau européen. Plus que jamais, les pays membres attendent de l’Union européenne (UE) qu’elle règle les problèmes migratoires. 

Ainsi l’Union entame les négociations autour du pacte migration et asile, proposé par la Commission en 2020. Il est traité en priorité, avec l’espoir qu’il puisse entrer en vigueur avant les élections en juin prochain. Le Conseil et le Parlement européen ont trouvé un accord politique le 18 décembre 2023, bien que quelques éléments doivent encore être précisés. Les objectifs de l’accord se résument en ces mots d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission : «Montrons que l’Europe peut gérer les migrations de manière efficace et avec compassion.» (septembre 2023). Deux objectifs ambitieux, mais difficilement conciliables.


Ainsi, le pacte vise d’abord à freiner les flux migratoires. Pour ce faire, il assure une meilleure identification des personnes, notamment à travers le renforcement d’Eurodac, une base de données qui permet d’enregistrer les demandes et les demandeurs d’asile. Les empreintes digitales de ces derniers seront désormais prélevées et enregistrées dans Eurodac avant l’entrée des personnes dans l’Etat en question. Cela permet d’éviter les demandes répétées d’une même personne, notamment dans plusieurs pays différents. Mais cette mesure augmente également le risque d’entraves à la protection des données personnelles, pourtant au cœur des valeurs européennes. En particulier si l’on considère que les autorités nationales peuvent avoir accès aux données d’Eurodac, dans le cadre de la prévention de menaces criminelles ou terroristes.

L’Union met également l’accent sur la sélection des talents autorisés à s’installer sur le sol européen. En ce sens, le pacte migration et asile va renforcer la directive “carte bleue”, mise en place en 2021 afin d’attirer les migrants hautement qualifiés dans l’Union en leur garantissant des conditions favorables et égalitaires, à condition qu’ils y aient trouvé un emploi au préalable. Le nouveau pacte favorise donc les résidents de longue durée, souvent déjà insérés dans le monde du travail. En même temps, la procédure d’obtention d’un permis de séjour combiné à un permis de travail sera simplifiée et accélérée. En effet, les secteurs d’emploi où les non-citoyens européens sont sur-représentés sont pour la plupart des secteurs en manque de main d’oeuvre, comme par exemple l’entretien ménager, les services aux personnes, notamment du care, ou encore les travailleur.se.s du bâtiment. Or il s’agit de secteurs clés essentiels au développement économique de l’Europe. 

 

Ces mesures, alliées à d’autres, visent surtout à accélérer la prise de décision d’accueil ou de retour des demandeur.se.s d’asile, tout en veillant au respect des droits humains pendant le processus de décision et pendant les éventuels retours. L’UE a ainsi prévu un mécanisme de suivi indépendant soutenu par l’Agence des droits fondamentaux, Frontex (l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes) et la nouvelle Agence de l’UE pour l’asile. Or,  l’efficacité dans la mise en pratique de ce contrôle représente un défi majeur. En témoigne le renvoi de migrant.e.s avant même qu’iels ne déposent une demande d’asile opéré par plusieurs pays européens tels que la Grèce, la Hongrie ou la Bulgarie, selon plusieurs enquêtes et rapports. Or cette pratique est interdite dans l’Union, notamment parce qu’elle va à l’encontre des préconisations de l’Agence des droits fondamentaux. Même la présence de l’agence européenne Frontex a pu se révéler impuissante à prévenir ces excès. C’est ce qu’ont révélé le collectif de journalistes Lighthouse Reports et Le Monde qui ont découvert des migrant.e.s enfermés dans une cage et maltraités pendant plusieurs jours en Bulgarie, non loin de la Turquie – malgré le passage répété de véhicules de l’agence à proximité. Précisons que Frontex a déclaré ne pas avoir reçu de signalements à ce sujet. 

Le pacte migration et asile tente d’éviter ces pratiques, souvent perpétrées dans les pays-membres frontaliers bien plus touchés par les afflux de migrant.e.s que les autres. Ces pays sont alors tentés de se détourner de l’Europe pour faire cavalier seul en termes de politique migratoire. C’est pourquoi le pacte organise une solidarité d’accueil plus efficace entre les différents pays européens. D’abord en facilitant la répartition des migrants dans plusieurs pays d’Europe, notamment centraux. Il déroge ainsi, pour le mieux, au règlement de Dublin voté en 2013, d’après lequel une personne doit demander l’asile dans le pays par lequel elle est entrée dans l’UE. Le pacte prévoit aussi la création d’une réserve de solidarité européenne constituée de contributions nationales, afin de soutenir financièrement les pays frontaliers. 

Ces mesures sont largement nécessaires pour ressouder l’Union, alors que des partis  d’extrême droite nationalistes porteurs d’un discours anti-migratoire et eurosceptique prennent de plus en plus d’ampleur partout en Europe. En particulier depuis la crise de 2015, qui a vu une hausse de plus d’un million de personnes cherchant refuge au sein de l’espace Schengen. Le lien entre les discours de l’extrême droite et  le refus des migrant.e.s sur le sol national a été démontré récemment par la victoire aux élections du Smer-SD en Slovaquie en octobre dernier. Ce parti, dirigé par Robert Fico, a été élu principalement sur le désaveu du soutien à l’Ukraine, populaire dans un contexte d’arrivée massive de réfugié.e.s ukrainien.ne.s fuyant la guerre vécue par certains locaux comme une submersion. 

Or une Union européenne forte et solidaire en la matière est nécessaire en ce qu’elle défend, malgré ses failles, plus fermement la protection des droits humains que les États agissant individuellement. En témoigne la Croatie, qui accorde depuis son adhésion à l’espace Schengen le 1er janvier 2023 le statut de demandeur d’asile aux personnes passant ou séjournant illégalement sur son territoire, leur conférant des droits qu’ils n’avaient pas auparavant. 

D’autant plus que les Etats européens ferment dores et déjà leurs frontières, en ignorant parfois, voire en allant à l’encontre du droit communautaire. Cela est rendu visible par la construction physique de murs aux frontières de l’Europe (voir la carte ci-dessous). Mais aussi par l’affirmation de politiques anti-migratoires dans de nombreux Etats européens. 

 

 

Ainsi onze pays de l’espace Schengen ont désormais décidé de rétablir des contrôles plus ou moins réguliers à leurs frontières (la France, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie, l’Italie, et l’Autriche). Or ces pays ne sont, pour la plupart, pas dirigés par des gouvernements d’extrême droite. Cela confirme la propagation d’une idéologie de préférence nationale.

Ainsi, certains gouvernements décident de s’allier avec l’extrême droite afin de prendre des mesures décourageant les migrant.e.s potentiels de s’installer sur leur sol. C’est ce qu’a fait par exemple le gouvernement minoritaire de Suède, en octroyant moins de permis de séjour permanents, en limitant l’accès aux prestations sociales aux personnes maîtrisant le suédois – et en le faisant savoir à l’international. Ainsi, de janvier à juillet 2023 inclus, le nombre de demandes d’asile en Suède a diminué de 25% par rapport à la même période en 2022, selon Courrier International

D’autres gouvernements modérés tentent de devancer l’extrême droite en adoptant des politiques d’accueil plus restrictives. Prenons Mette Frederiksen, première ministre danoise, et son gouvernement socio-démocrate, qui mènent une politique anti-migratoire depuis les élections de 2019. Ils cherchent de cette manière à séduire à nouveau les électeurs qui se détournent de leur parti en faveur du parti populaire danois, qui fait de la lutte contre l’immigration son cheval de bataille. Ainsi le Danemark ne confère désormais des allocations aux réfugié.e.s que s’iels apprennent le danois et s’iels sont en emploi ou en formation ou le recherchent, l’asile n’est accordé plus que pour un an ou deux renouvelables, et la naturalisation n’est possible qu’après neuf ans de séjour. Ici aussi, ces mesures visent surtout à dissuader les demandeurs d’asile, en prenant des mesures plus strictes que leurs voisins et en encourageant les retours des personnes dans leur pays d’origine. Si le Royaume danois est à la limite de la légalité européenne, l’Union ne peut rien y faire : il a négocié une dérogation aux traités européens en 1992.

Même l’Allemagne, connue pour sa généreuse politique d’accueil, a radicalement changé de discours, alors qu’Olaf Scholz, son chancelier social-démocrate, affirmait en janvier 2023 que « ceux qui veulent se retrousser les manches sont les bienvenus en Allemagne ! ». Mais  la demande d’asile de 250 000 personnes de janvier à septembre 2023, alliées au plus d’un million d’Ukrainien.ne.s arrivé.e.s en Allemagne depuis février 2022, l’ont apparemment fait changer d’avis. Il dit alors en octobre, rejoignant la tendance de ses voisins : “nous devons nous résoudre à des expulsions massives”. Et ce ne sont pas que de veines paroles. En effet, les représentants des 16 régions allemandes et lui ont pris plusieurs mesures restrictives lors du “Sommet sur l’immigration” allemand le 6 novembre 2023, telles que la réduction des aides versées aux réfugiés, l’accélération du temps de traitement des demandes d’asile, ainsi que des accords avec les pays de départ des personnes et une sous-traitance des dossiers de demande d’asile, notamment en Afrique. 

Ce ne sont pas les seuls États européens à vouloir externaliser de la sorte la question migratoire dans d’autres États hors-UE, notamment en tissant des partenariats bilatéraux. 

L’Italie par exemple est en étroite collaboration avec l’Albanie : les demandeurs d’asile sont transférés là-bas, où sont traités leurs dossiers, par du personnel italien. Si cette politique est sujette à débat, Ylva Johansson, commissaire européenne aux Affaires intérieures, tranche pour l’instant en sa faveur, arguant qu’elle “ne viole pas le droit communautaire, mais est en dehors de celui-ci”.

En vérité, l’UE suit elle-même cette stratégie. La coopération avec des Etats hors-UE est d’ailleurs encouragée par le pacte de migration et d’asile. Pour l’instant, 26 pays reçoivent des fonds européens pour leur permettre d’endiguer les vagues migratoires sur leurs sols. Entre 2015 et 2021, l’UE a investi 5 milliards d’euros dans ces projets, dont 80 % sont puisés dans les budgets d’aide humanitaire et au développement, selon Le Monde. Or piocher dans ces budgets est largement contestable, notamment si l’on se penche plus en détail sur ces partenariats.

L’Union européenne a d’abord négocié un accord avec la Turquie, lieu de transit de nombreux réfugiés syriens, afghans et pakistanais qui se rendent sur le continent, le 18 mars 2016, au sortir de la crise migratoire. L’UE a débloqué six milliards d’euros afin d’accueillir et d’accompagner des réfugiés sur le sol turc. Elle attendait en échange de la Turquie qu’elle régule l’immigration sur son territoire. L’accord lui a valu plusieurs tensions diplomatiques, dont les menaces à répétition du président turc Recep Tayyip Erdoğan de renvoyer les migrants aux frontières de l’Europe si l’Union ne se prononçait pas suffisamment en sa faveur. L’accord a tout de même été renouvelé cinq ans plus tard. 

Plus récemment, l’Union européenne signait un accord pour un “partenariat stratégique et global” avec la Tunisie, qui est également une porte d’entrée vers l’Europe pour de nombreux migrant.e.s venus d’Afrique. Elle lui envoie, entre autres, 100 millions d’euros pour lutter contre l’immigration irrégulière. Cependant face aux accusations de la Tunisie par l’Union, notamment en terme de  violations des droits des migrant.e.s, la Turquie en a restitué 60 millions, ce qui illustre encore la difficulté d’application, voire l’impossibilité de mettre en place une politique d’accueil restrictive tout en assurant le respect des droits humains. D’autant plus que la garantie du respect des droits humains est l’un des facteurs qui poussent les migrants à choisir un pays par rapport à un autre. Mais pas le seul : rappelons que l’écrasante majorité des migrant.e.s choisissent de s’installer dans un pays voisin, souvent dans l’espoir de retourner dans leur pays d’origine. Enfin, les facteurs les plus déterminants sont plutôt mécaniques, tels que la maîtrise de la langue nationale, notamment dans les anciens Etats coloniaux, ou la présence de connaissances dans un pays donné.

Enfin, l’Union européenne tisse des liens avec les Etats “à la source”, pays de départ des personnes cherchant à rejoindre l’UE. Cornelia Ernst et Tineke Strik, eurodéputées respectivement allemande et néerlandaise, ont effectué une mission d’enquête en Afrique de l’Ouest afin d’observer la mise en pratique de ces coopérations. Elles examinent notamment le “partenariat opérationnel conjoint” avec le Sénégal. L’UE y finance des sites équipés de technologies de surveillance potentiellement intrusives (reconnaissance faciale et/ou enregistrement des empreintes digitales par exemple), qui sont créés par le Sénégal. Or il y a peu de contrôles européens sur place, ce qui entraîne un potentiel danger d’utilisation de ces outils à des fins répressives. Ce risque est d’autant plus inquiétant alors qu’Amnesty International alerte sur une répression accrue au Sénégal en vue des élections de 2024, avec l’arrestation récente de plusieurs opposants politiques au président Macky Sall (Ousmane Sonko, Fadilou Keita, Hadjibou Soumaré, Mohamed Samba Djim) et de journalistes (comme le chroniqueur judiciaire de Walf Pape Ndiaye). En témoigne tout particulièrement l’emprisonnement du chercheur Boubacar Sèye pendant 2 semaines en 2021, après qu’il ait demandé ouvertement des précisions aux autorités sénégalaises sur les dépenses des fonds de l’UE consacrés aux migrations. Cette arrestation confirme leur gestion opaque. 

Au-delà des financements octroyés, l’UE envoie son agence de gardes frontières et de garde-côtes Frontex aux frontières du Sénégal et en Mauritanie, ainsi qu’à celles de six autres pays d’Afrique de l’Ouest depuis 2022, afin d’y soutenir la gestion des migrants. Cornelia Ernst et Tineke Strik s’inquiètent de la présence de ces agents. 

L’UE tente enfin la méthode de la carotte, plus éthique : elle propose des subventions aux entreprises locales et des formations professionnelles à ceux qui restent ou rentrent chez eux. Cependant cette méthode nécessite une bonne gestion des fonds, parfois mise à mal dans des situations de corruption sur place. Une coordination et un suivi au cas par cas permettraient également de pouvoir mettre en place des formations professionnelles plus adaptées au contexte local et des personnes concernées. En effet les aides paraissent parfois incohérentes, comme dans le cas de Binta Ly, teneuse d’une boutique au Sénégal interrogée par Le Monde. Elle a demandé des aides européennes afin de pouvoir y ouvrir un service d’impression, de copie et de plastification. Or si elle a bien reçu une imprimante et une plastifieuse après un certain délai, elle n’a pas reçu l’ordinateur qui va avec. 

La politique migratoire de l’Union européenne se trouve donc face à de nombreux défis, dans une période où les clivages entre les Etats-membres, et au sein même de chacun de ces Etats se creusent. Et où les élections prochaines, en juin 2024, laissent craindre encore une montée de partis eurosceptiques au Parlement européen – partis qui se construisent justement sur l’instrumentalisation de la question migratoire, et l’impuissance présumée de l’UE en la matière. L’Union parviendra-t-elle à les contredire ?

 

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