Article de Emy Delpont, le 17 novembre 2025
Depuis 2022, la guerre en Ukraine a profondément reconfiguré les marchés énergétiques mondiaux. En octobre, les États-Unis ont annoncé de nouvelles sanctions visant Rosneft et Lukoil, les deux plus grands producteurs de pétrole russe, tandis que l’Union européenne a confirmé une interdiction progressive des importations de gaz russe, notamment sous forme de GNL, d’ici 2026-2027. L’objectif est clair : réduire les revenus énergétiques de Moscou. Pourtant, cette stratégie ne conduit pas à un retrait de la Russie du marché mondial du gaz, mais à une redirection de ses flux, ouvrant une nouvelle géographie énergétique.
Dans ce contexte, certains pays émergents, notamment l’Inde, ont profité d’un pétrole russe fortement décoté — jusqu’à 30 dollars de moins que le Brent — pour sécuriser un approvisionnement bon marché. Ainsi, l’Inde est devenue en 2023 le premier importateur de pétrole russe. Toutefois, les sanctions américaines de 2025, incluant la menace d’une exclusion du système bancaire en dollars, fragilisent cet avantage. New Delhi se trouve désormais dans une position délicate : maintenir son accès à une énergie bon marché tout en préservant sa relation stratégique avec Washington. Cette tension illustre le changement d’orientation économique plus large de la Russie, qui cherche à réduire sa dépendance au dollar par la diversification de ses partenaires.
Ce repositionnement se matérialise surtout dans le renforcement de l’axe énergétique russo-chinois. Le commerce bilatéral atteint 244,81 milliards de dollars en 2024, mais il est désormais largement réalisé en yuans et en roubles, et non plus en dollars. La Chine encourage activement l’utilisation du yuan dans les contrats gaziers, faisant de cette monnaie une devise d’échange énergétique en Asie. Le projet de gazoduc Force de Sibérie 2, destiné à acheminer 50 milliards de m³ par an vers la Chine, permettra de transférer vers l’Asie des volumes de gaz autrefois dirigés vers l’Europe. Si ce pivot renforce l’autonomie financière de Moscou vis-à-vis du système bancaire occidental, il s’accompagne toutefois d’un déséquilibre : Pékin obtient le gaz à des prix plus bas que ceux payés par les Européens. La Russie gagne donc un débouché stratégique, mais au prix d’une dépendance accrue à son principal partenaire asiatique.
De son côté, l’Union européenne peine à concilier objectifs géopolitiques, industriels et climatiques. La hausse des prix du gaz depuis 2022 fragilise la compétitivité de son industrie, tandis que sa dépendance au dollar limite sa marge de manœuvre financière. La transition écologique, loin d’être accélérée, est entravée : l’UE compense la baisse du gaz russe par des importations de GNL américain, qatari ou… russe, déplaçant la dépendance plutôt que la supprimant. Le gaz russe révèle ainsi une contradiction centrale : l’Europe cherche simultanément souveraineté énergétique, stabilité économique et transition climatique — trois objectifs difficiles à atteindre de front.