L’Union européenne cherche constamment à développer sa politique arctique car elle est directement concernée par les mutations géopolitiques, climatiques et scientifiques dans cette région. L’UE est-elle apte à défendre ses intérêts dans la région à l’heure où les appétits géopolitiques de différents acteurs s’aiguisent ?
Les intérêts de l’UE dans cette immense région glaciale ont des fondements historiques, géographique et scientifique. Dès le XVIe siècle, les Européens cherchèrent une voie leur permettant de rallier l’Asie en contournant l’Amérique. Cette quête s’est arrêtée cependant en 1845 suite à la disparition d’une expédition britannique commandée par le capitaine John Franklin. Les liens géographiques sont évidents car les territoires de trois États membres de l’UE s’étendent dans l’Arctique, à savoir : la Suède, la Finlande et le Danemark via le Groenland alors que l’Islande et la Norvège appartiennent à l’Espace économique européen. Cela explique pourquoi l’UE est « l’un des principaux bénéficiaires des ressources et des marchandises provenant de la région arctique ». Les relations entre l’UE et trois autres pays riverains de l’Arctique (les États-Unis, le Canada et la Russie) ont une importance stratégique immense. Tous ces facteurs expliquent pourquoi l’Arctique implique de véritables enjeux juridico-économiques pour l’UE. La Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer signée à Montego Bay en 1982 découpe l’espace maritime en établissant de différentes compétences en fonction de la zone maritime en question. Un État jouit d’une pleine souveraineté dans ses mers territoriales. L’État côtier concerné peut exercer des droits exclusifs d’exploration et d’exploitation des ressources naturelles sur la zone économique exclusive et le plateau continental s’étendant à une distance maximale de 350 miles marins « à condition que cet espace soit constitué par le prolongement physique de la plateforme continentale en mer ». Par contre, la haute mer ne relève de la juridiction d’aucun État.
Suite à la médiatisation de l’abondance en ressources naturelles de l’Arctique, les États riverains ont commencé au début du XXIe siècle à documenter leurs arguments géologiques. La forte rhétorique des gouvernements n’a qu’intensifié la conquête glaciale. Le délai pour déposer un dossier de revendications juridiques auprès de la Commission des limites du plateau continental a expiré pour tous les États côtiers. Seuls les États-Unis, n’ayant pas ratifié la Convention, n’ont pas eu la possibilité de déposer une demande. Cela a été suivi par l’apparition de plusieurs litiges, comme celui opposant la Russie et la Norvège concernant la mer de Barents ou des revendications russe, canadienne et danoise de la dorsale de Lomonosov. Le dépôt des dossiers était plutôt une course contre la montre et pas contre les voisins, les États ayant collaboré dans les recherches scientifiques. À cela s’ajoute également l’accélération de la fonte des glaces provoquée par le réchauffement climatique. Ceci a entraîné l’augmentation record de températures en Arctique en 2016. Les différents acteurs y voient la possibilité d’y faire naviguer leurs bateaux par les nouvelles routes dévoilées par la fonte de la banquise. L’UE peut-elle préserver encore le rôle de sentinelle dans la lutte contre le changement climatique face à ces nouvelles opportunités économiques ?
Ambitions démesurées ?
Face à toutes ces transformations en Arctique, l’UE cherche à favoriser la stabilité dans la région, si importante du point de vue géostratégique et géopolitique. Néanmoins, elle est toujours en quête de légitimité en vue de sa participation au Conseil de l’Arctique. Ce dernier a été créé en 1996 et constitue une instance intergouvernementale regroupant les pays riverains et les organisations représentant les peuples autochtones. Trois États membres de l’UE sont membres du Conseil de l’Arctique, à savoir : la Finlande, la Suède et le Danemark et cinq pays de l’UE sont des observateurs permanents : l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et la Pologne. L’UE attend toujours à ce que les membres permanents du Conseil de l’Arctique lui reconnaisse un statut d’observateur permanant. Sa candidature déposée en 2008 pour obtenir ce titre a été rejetée par le Canada, membre permanent du Conseil de l’Arctique. L’UE ayant décrété cette même année un embargo sur les produits dérivés du phoque, le conflit d’intérêts entre ces deux parties était évident. De plus, en 2008 le Parlement européen a proposé de rendre neutre l’océan Arctique à l’instar du statut de l’Antarctique, remettant en cause les dispositions de la Convention de 1982. Ce projet ne pouvait pas recueillir l’approbation auprès des membres permanents. Même si les dissensions entre l’UE et le Canada se sont apaisées, c’est la Russie qui en 2015 a de nouveau bloqué la candidature de l’UE. La participation permanente paraît sinon vitale, du moins importante pour l’UE. Nonobstant son habilitation très restreinte pour prendre des décisions et l’exclusion des questions sécuritaires de son champ thématique, le Conseil de l’Arctique est une sphère privilégiée pour partager des connaissances et des recherches sur les changements climatiques. Néanmoins, en réalité, l’absence du statut d’observateur permanent n’empêche pas l’UE de participer aux réunions de groupes de travail au sein même du Conseil de l’Arctique. De plus, en octobre 2018, la Commission européenne, la Finlande et l’Allemagne ont organisé à Berlin le Second Arctic Science Ministerial. Bien qu’il ne figure pas dans l’agenda du Conseil de l’Arctique, il a offert la possibilité aux parties prenantes, aux dirigeants et aux représentants des médias de débattre sur les questions sociétales et environnementales.
Action pour le climat
Cette initiative s’inscrit parfaitement dans une politique de l’Union intégrée pour l’Arctique, adoptée par la Commission européenne et la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité en 2016. Elle a pour but de booster les recherches en matière de lutte contre le changement climatique, de soutenir le développement économique durable ainsi que de poursuivre un dialogue constructif avec les pays arctiques et les peuples indigènes. Concrètement, il s’agit de mettre en place des actions variées comme la création de zones marines protégées ou une meilleure gestion des stocks de poissons. En outre, la Commission européenne s’est engagée d’attribuer des fonds de 1,5 million d’euros à une initiative visant à « réduire les émissions de carbone noir dans la région arctique ». Celui-ci est issu de la combustion incomplète de combustibles fossiles, de biocarburants et de biomasse. Ce phénomène provoque le noircissement des couches neigeuses et glaciales, en amplifiant ainsi les répercussions climatiques. L’UE, grâce à cette politique intégrée, a défini sa position commune à l’égard de l’Arctique, ce qui lui a permis de signer en octobre avec 9 autres pays un accord visant à interdire la pêche commerciale non réglementée en haute mer dans l’océan Arctique pendant au moins 16 ans. En effet, l’UE, les États-Unis, le Canada, la Russie, la Norvège, le Groenland / Danemark, la Chine, le Japon, l’Islande et la Corée du Sud anticipent ainsi les conséquences néfastes découlant de l’entrée dans la région de bateaux de pêche.
La Chine est-elle plus proche de l’Arctique que l’UE ?
La Chine, affirmant constamment sa suprématie commerciale dans le monde, ne cesse de souligner ses intérêts croissants dans la région arctique. En janvier 2018, elle a dévoilé son projet de « Route polaire de la soie », constituant une partie intégrante de la Nouvelle route de la soie. Cette route polaire comprend aussi bien des projets d’infrastructures maritimes et terrestres qu’aériennes. En effet, la Chine a confirmé son soutien financier pour la construction d’un port russe en haute mer à Arkhangelsk, dont la taille rendra possible le transit annuel de 38 millions de tonnes de marchandises à l’horizon 2035. En outre, un conglomérat chinois Poly International Holding Co est intéressé à investir 5,5 milliards de dollars en chemin de fer réunissant Arkhangelsk et la Sibérie en réduisant ainsi la distance actuelle de 800 kilomètres. Une entreprise chinoise China Communications Construction Company participe à un appel d’offre pour la construction de trois aéroports, lancé par le gouvernement du Groenland. Le projet chinois est toujours en cours de traitement car le Danemark craint une trop grande dépendance de la région en investissements chinois. Cependant, en accordant à la Chine le statut du membre permanent en 2013 au sein du Conseil de l’Arctique, les membres permanents ont démontré que la Chine méritait bien leur confiance. En effet, le gouvernement chinois fait habilement l’usage de la diplomatie scientifique en établissant un centre de recherche en 2013 à Shanghai, le China Nordic Arctic Research Center, ou plus récemment d’autres projets scientifiques avec l’Islande et la Finlande. L’UE ressent directement les effets de la politique arctique de la Chine. En effet, les relations étroites des pays nordiques avec la Chine peuvent remettre en question la cohésion et l’autonomie stratégique de l’UE. Par ailleurs, même si la Chine déclare toujours qu’elle ne cherche jamais à s’immiscer dans la situation interne des pays, le cas du Groenland démontre que l’ingérence d’un acteur externe est inévitable. De surcroît, il est difficile pour les entreprises européennes d’être compétitives face aux entreprises d’État chinois bénéficiant de nombreuses subventions pour les projets de nature stratégique. Enfin, la « Route polaire de la soie » risque de compromettre les normes environnementales et sociales qui sont au cœur du soft power de l’UE.