Traian Sandu est professeur d’histoire à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste du fascisme, des relations internationales dans l’entre-deux-guerres, de la guerre froide et de la construction européenne. Il occupe depuis plusieurs années le poste de directeur de l’Institut d’études européennes. Traian Sandu est également responsable d’équipes de recherche et de projets internationaux, membre du comité de lecture de la collection Cahiers de la Nouvelle Europe chez L’Harmattan et membre de la Sous-commission de publication des Archives diplomatiques. Nous rencontrons Traian Sandu dans son bureau de professeur, après un de ses cours.
Parlez-nous de votre parcours.
Mon parcours, je ne vous le conseille pas, vous avez frappé à la mauvaise porte. Il est à la fois brillant et c’est un échec. Brillant, je suis désolé de le dire, je suis un peu oint de toutes les huiles universitaires, j’ai eu le prix au concours général, mention très bien au bac, Normal Sup’, agrégation, thèse, habilitation à diriger des recherches.
J’avais tout bien fait pour être professeur d’université mais il se trouve que pour des raisons, soit de spécialités un peu étroites, soit pour des raisons un peu personnelles malheureusement, ma carrière s’est arrêtée très tôt. J’ai le niveau de maître de conférences puisque j’ai fait un doctorat, et de professeur d’université puisque j’ai une habilitation à diriger des recherches mais je n’ai pas été élu juste après ma thèse, à la trentaine. Ça ne m’empêche pas de vivre et de respirer, et de trouver quelques plaisirs à la vie, plus que des gens qui sont arrivés tout en haut du cocotier.
Sinon je suis un être absolument exceptionnel, je ne plaisante pas. Je suis arrivé en France à l’âge de 11 ans en 1978 sans parler un mot de français et six ans après en 1984, j’ai eu un prix au concours général de français. C’est quelque chose d’un peu exceptionnel que j’ai fait quand j’étais jeune et depuis je suis entré dans le parcours d’excellence habituel avec ce ratage en termes de carrière, mais je n’en meurs pas.
Comment devient-on directeur de la formation ?
Hé bien écoutez, quand le précédent directeur en a eu assez de travailler et qu’il est épuisé. (Rires) Je me suis donc proposé à ce moment-là et on est élu par le comité de département. J’étais le seul candidat donc c’était assez soviétique, et ne suscitant pas de rejet particulier de la part d’aucun de mes collègues, on m’a élu comme ça pour faire le boulot.
Sur la formation, je ne suis directeur que depuis un an, et comme je n’ai pas participé à la confection de la maquette, je ne suis pas le meilleur connaisseur. J’apprécie beaucoup la formation que l’on peut faire ici parce qu’elle est pluridisciplinaire. On rencontre les quatre grandes matières (sciences économiques, sciences politiques, histoire et droit) plus la géographie, l’anthropologie, un peu de sociologie. Vous avez donc une approche globale du phénomène européen qui avait l’ambition au début d’être culturel et d’entraîner ensuite le politique et l’économique.
Evidemment, vous savez bien que c’est l’économique qui a pris le pas sur le politique à cause de la structuration nationale des esprits. C’est la culture qui a le plus fait preuve d’inertie, qui a bloqué la construction politique et qui a ensuite tout rabattu sur la construction économique à partir de 1957. Le phénomène de construction européenne a donc à l’origine une ambition globale et notamment culturelle, il s’agit de gagner les cœurs et les esprits. C’est ce que veulent les pères de l’Europe et les intellectuels surtout qui espéraient remplacer la fidélité aux nations par la fidélité à l’Europe et à la construction européenne pour créer un patriotisme européen.
Tout ce petit rappel pour vous dire que l’approche qu’il y a ici à Paris 3 est de ce point de vue une approche intéressante, assez globale. On prend le phénomène européen au sérieux en allant de l’économique au culturel, en passant par le politique, le social… et donc l’approche pluridisciplinaire est la seule approche qu’il faudrait avoir du phénomène européen, et en réalité de tous les phénomènes qu’ils soient démocratiques ou totalitaires. Il faudrait l’avoir pour tous les phénomènes sociaux et politiques dignes de ce nom qui ont eu l’ambition de remodeler l’homme.
On ne le dit pas assez mais il y a dans les mémoires de Monnet, selon le politologue Antoine Vauchez, une ambition de quasiment faire un homme nouveau dans les laboratoires de Bruxelles. Il y avait bien une ambition anthropologique de changement de l’homme, et c’est donc une approche pluridisciplinaire comme celle de Paris 3 qui peut véritablement répondre à ces ambitions.
Qu’est-ce qui fait la différence avec toutes les autres formations d’études européennes ?
Il faudrait que je connaisse un peu mieux le programme des autres pour voir l’apport spécifique de Paris 3. A Paris 3 en tout cas, on vous prend suffisamment jeunes pour vous remettre à niveau car vous venez pour la plupart des cursus linguistiques. En L3 c’est le bon moment, on peut faire le rattrapage des lectures fondamentales avec des esprits encore frais, modelables, tandis qu’en M1 c’est quasiment une petite ambition de recherche. Commencer en M1 c’est peut-être un tout petit peu moins formateur quand le rattrapage n’a pas été fait en L3, c’est peut-être ça l’apport.
Est-ce que c’est simple d’intéresser des étudiants à l’Union européenne quand de tous côtés on entend des gens qui parlent de quitter l’Europe ?
Nous avons tous nos spécialités disciplinaires et nos positions plus ou moins construites, plus ou moins évolutives, et chacun est libre de donner l’enseignement qu’il souhaite. Evidemment il y a des textes canoniques, des articles scientifiques que nous utilisons, mais chacun est libre de donner son approche du phénomène.
J’ai fait deux années de suite les cours sur la construction européenne avant et après Maastricht, et moi-même finalement j’avais une approche assez critique de la façon dont s’est faite la construction, précisément à cause, avant Maastricht, de l’incapacité d’une mobilisation culturelle et affective suffisante des sociétés européennes, et après Maastricht en raison de l’aspect essentiellement monétaire de cette construction.
Pouvez-vous développer cette approche critique ?
La construction autour de la monnaie commune était tout à fait compréhensible dans le contexte de 1989. Un de nos plus brillants collègues de Paris 3 a écrit là-dessus, il y a eu une espèce de deal imposé par Mitterrand pour que les Allemands soient réunifiés : il fallait qu’ils sacrifient leur monnaie et qu’ils mettent dans le pot commun la force du mark pour renforcer l’Europe dans le cadre de la réunification et de la mondialisation plus largement, afin que la monnaie commune renforcée par le mark serve à une mondialisation heureuse, c’est-à-dire à une capacité de frappe monétaire d’investissement, de rachat de filiales, de délocalisations, etc. Il fallait avoir une monnaie forte à l’époque pour forcer la France à se réformer et à se placer sur des créneaux à haute valeur ajoutée, intéressants à l’exportation ; mais maintenant évidemment en période de crise, la monnaie forte joue contre les économies plus faibles en empêchant les exportations, sauf les exportations allemandes qui sont de très grande qualité jusqu’au moment où on découvre qu’ils tripatouillaient les ordinateurs pour calculer les émissions de gaz de leurs merveilleuses Volkswagen. La monnaie forte devient aussi extrêmement discriminante et clivante à l’intérieur de l’Europe entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud, etc.
Le fait d’avoir bâti l’Europe sur une monnaie commune, c’était pour faire une espèce d’unité à l’allemande autour du mark comme celle du XIXème siècle. Mais la réalité est qu’il y avait à cette époque une certaine homogénéité économique entre les Etats allemands lorsque l’unité s’est faite par le Zollverein, les douanes et par la monnaie commune, alors qu’en Europe il y avait une disparité de développement beaucoup plus grande. Créer une monnaie commune en interdisant de jouer sur la valeur de la monnaie pour exporter et sur un certain nombre d’autres paramètres économiques (comme la redistribution à partir d’un budget conséquent), c’est condamner les acteurs à utiliser la mise au chômage et le jeu sur la masse salariale, ce n’est pas une solution.
Est-ce qu’il faudrait revenir sur l’Europe monétaire pour faire une Europe plus culturelle ?
C’est très stigmatisé, ce n’est proposé, et encore avec réticence, que par le Front National en France. Même le FN s’interroge sur l’intérêt, pour la France du moins qui a quand même une économie assez forte, à sortir de l’euro. On a quand même intérêt à avoir une monnaie forte, mais pour des pays plus faibles économiquement, typiquement la Grèce, une sortie de l’euro aurait relancé les exportations et permis de jouer avec les taux… mais je ne suis pas suffisamment économiste pour le dire.
Clairement, puisque vous m’avez posé la question, si c’était difficile ou facile d’enseigner l’Europe dans un contexte obéré, j’ai envie de dire que, en tant qu’enseignants et chercheurs, nous nous prétendons un peu savants, ce n’est donc pour nous ni facile ni difficile, c’est notre travail. Nous rendons compte théoriquement, objectivement, mais en réalité avec notre subjectivité aussi, d’une situation. Nous sommes simplement des analystes. Nous sommes aussi un petit peu engagés pour ou contre, mais nous essayons d’en avoir conscience et de le dire assez honnêtement.
Et moi je vous le dis assez honnêtement, depuis Maastricht, puisque j’ai eu l’occasion de voter, j’étais hostile à la monnaie commune. Je n’étais pas hostile à la construction européenne, notamment au couple franco-allemand. De ce point de vue-là je suis assez gaulliste : je suis pour le couple franco-allemand, contre les marges atlantistes, pro-américaines, notamment lors de la guerre en Irak. Je suis assez hostile à la Grande-Bretagne, aux pays de l’Est ou du Sud qui ont suivi les Américains pendant la guerre… à leur politique, pas à ces pays-là, je les aime beaucoup évidemment. Mais je trouve que Silvio Berlusconi, José Maria Aznar, Tony Blair, se sont compromis dans une guerre en Irak dont nous subissons quand même maintenant les conséquences en termes migratoires et en termes de radicalisation terroriste.
Je suis donc à la fois contre l’euro, tel qu’il a été fait du moins, et contre la guerre en Irak qui a quand même été un petit peu la marque de fabrique de certains constructeurs européens que moi j’estime être des destructeurs. Je suis relativement pour une Europe intégrée, qui ne nie pas les spécificités nationales. De ce point de vue-là les Français sont ambigus, ils veulent à la fois le couple franco-allemand fort, l’Europe intégrée mais en même temps sauver les nations. Nous avons donc aussi nos propres contradictions en tant que gaullistes européistes, mais ça fait partie des aveux et finalement de la lucidité sur nos propres limites et nos propres discours scientifiques.
Que pensez-vous de la Roumanie que vous connaissez bien et de son entrée dans l’Union européenne ?
J’y étais hostile aussi mais de toute façon personne ne m’écoutait. Heureusement, parce que si on m’avait écouté, on en serait resté à l’Europe des Six ou quasiment. Tout dépend de l’Europe que l’on veut faire. Je suis plutôt de ce point de vue-là assez paléo-gaulliste : un bon couple franco-allemand avec des retombées dans une Europe des Six, donc une Europe finalement assez restreinte mais avec une force de frappe, éventuellement un approfondissement plus fort de l’Europe malgré les contradictions que je vous ai dites selon lesquelles il faut aussi sauver les nations. C’est plus un retour nostalgique que les éléments d’une véritable réflexion, sauf à faire une Europe à plusieurs vitesses, qui est aussi à l’ordre du jour : il vaut mieux la choisir que de se la voir imposer par les Britanniques ou les Turcs, sous forme de chantage au Brexit ou aux réfugiés.
Il faudrait voir quel est le bon mix et la bonne articulation, mais de ce point de vue-là, surtout dans le contexte où les élargissements se sont effectués, je trouve que les Américains nous ont entraînés dans cette guerre en Irak, enfin, ils ont entraîné les Etats qui ont bien voulu les suivre. Donc l’Europe, tout en se faisant, se défaisait avec cette guerre en Irak provoquée vraiment par les Etats-Unis, et dans laquelle les exécutifs des petits pays d’Europe centrale et orientale, et les marges atlantistes, ont suivi les Américains, parce qu’il y avait l’intégration dans l’OTAN notamment. Ils ne pouvaient donc pas refuser à cause de la peur des Russes et de Poutine. Ils ne pouvaient refuser aux Américains de leur faire ce plaisir de la guerre en Irak, alors que les opinions étaient tout à fait hostiles localement.
Déjà elles étaient hostiles au moment du Kosovo en 1999, mais elles étaient encore plus massivement hostiles au moment de la guerre en Irak. Mais les dirigeants politiques ont choisi pour des raisons d’opportunisme, et aussi à plus long terme de défense de l’OTAN face au retour de la Russie, de suivre les Américains en Irak. L’Europe a connu une grave crise et cet élargissement a porté le sceau assez infamant de cette guerre en Irak. Ils étaient à la fois intégrés et ils rejetaient le cœur européen du couple franco-allemand qui était hostile et qui était obligé de s’allier à Poutine à ce moment-là. Ça a été un petit peu un élargissement à fronts renversés, ce sont des cicatrices assez difficiles parfois à refermer, surtout que la crise des subprimes est arrivée très rapidement, quatre ans après en 2007.
Pour vous la guerre en Irak est directement liée aux problèmes actuels de l’Europe ?
Clairement : la réaction sunnite, les problèmes migratoires, le terrorisme…
Au-delà même des problèmes migratoires et du terrorisme, l’euroscepticisme est-il lié à la guerre en Irak ?
En partie, sans doute, l’élargissement s’est fait dans une telle atmosphère de tensions entre Européens, entre le cœur de l’Europe et les nouveaux entrants moins développés et n’en partageant pas toutes les valeurs, qu’effectivement je crois que cet élargissement était en même temps une destruction, pour cette double raison. Maastricht monétariste en 1992 et la guerre illégitime en Irak en 2003 inaugurent de façon malheureuse cette construction européenne.
Ce sont des choses sur le fond. Vous ne vouliez peut-être que des choses juste sur la formation, mais en même temps c’est ce que nous enseignons, ça ne nous empêche pas d’enseigner et d’être critiques. Si vous voulez, nous ne sommes pas des fonctionnaires de Bruxelles et nous ne sommes pas là pour pratiquer la langue de bois bruxelloise. C’est ma sensibilité à moi, mes collègues ont leur sensibilité à eux, posez-leur la question, nous sommes très divers. L’objet d’étude n’influe pas, ou de façon complexe du moins, sur l’approche méthodologique.
Nous pouvons être critiques de l’objet « Europe » tel qu’il s’est fait. Nous ne sommes pas particulièrement malheureux, nous ne nous sentons pas déphasés par rapport aux événements dans notre spécialité européenne. J’ai envie de dire que, quel que soit le fonctionnement ou même l’avenir sombre de l’Europe, les études européennes doivent continuer. Elles ne doivent pas seulement être des études de la construction européenne, ça peut être des études de la déstructuration, d’un certain démantèlement, d’une recomposition.
L’Europe a un avenir, mais pas forcément celui qui a été tracé dès l’origine. D’ailleurs était-il vraiment le bon ? Alors, toujours à la sortie d’une crise, on a une nouvelle configuration, il y aura toujours besoin de spécialistes pour rendre compte de cette configuration, donc on peut toujours espérer qu’on nous versera un salaire pour dire ceci ou cela sur l’Europe telle qu’elle est. De toute façon nous sommes fonctionnaires français, et donc on continue à nous payer.
Pas autant qu’en Allemagne et en Suisse, mais on continue à manger et c’est plutôt une bonne chose. Ça donne un volant de gens qui consomment en pleine crise dans les pays qui ont une forte fonction publique. De ce point de vue-là aussi je suis assez gaulliste, je suis aussi gaulliste alimentaire. C’est l’instinct de survie aussi en milieu hostile, en milieu de crise.
Par Elena Blum et Claire Carson Traian Sandu Traian Sandu