Un nouveau rideau de fer est tombé. Soixante-dix ans après que Winston Churchill a employé ce terme pour parler d’une Europe déchirée, le vieux continent a choisi cette fois de se fermer au reste du monde, exception faite du nouvel ami turc. Désormais, tous les migrants qui poseront le pied en Grèce en étant passés par la Turquie se verront renvoyés d’où ils viennent, quel que soit leur statut. Migrant économique, réfugié, victime de guerre, rescapé d’Erythrée, peu importe. Vous n’êtes plus les bienvenus en Europe.
On croirait entendre Robert Ménard. Navrant.
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Un plan inutile et hypocrite
Le message que l’UE adresse aux migrants est simple : qui que vous soyez, quoi que vous ayez traversé, quelles qu’aient été vos souffrances, l’Union européenne, prix Nobel de la Paix 2012, ne veut pas de vous ici. Trente ans après la signature de l’Acte Unique Européen, qui affirmait la liberté de circulation des personnes, cette suppression pure et dure du droit d’asile a de quoi déranger.
Il paraît d’abord aberrant de croire que ce système va changer quoi que ce soit. Depuis le renforcement des contrôles à Gilbraltar, dans les années 80, on sait que lorsqu’un migrant ne peut plus passer par une voie, il en emprunte une autre, plus longue, plus dangereuse. Il y a eu Lampedusa et les centaines de corps au fond de la Méditerranée. Il y a eu la longue marche de la route des Balkans, close par Viktor Orban. Il y a eu la plage de Bodrum où le corps échoué et médiatisé d’un enfant avait pu nous faire croire que les choses allaient changer. Les migrants pourront toujours passer par la Libye, où Daesh s’étend petit à petit, ou par l’Albanie, avant de débarquer dans les Pouilles italiennes. Les personnes qui fuient l’horreur prendront plus de risques, et enrichiront davantage les passeurs.
L’Union européenne en danger ?
L’Union européenne s’est-elle mise en danger en signant cet accord ? Probablement. Elle va à l’encontre des valeurs morales qui sont le fondement même de la communauté européenne : en 1950, on veut empêcher la guerre de recommencer, on veut réconcilier les ennemis héréditaires, on veut améliorer la vie des citoyens. En 2016, on ferme ses frontières et on paie un régime autoritaire, presque dictatorial, pour gérer des flux d’êtres humains. L’accord transforme des êtres humains en marchandises, si ce n’est que les marchandises ont le droit de circuler librement en Europe, elles.
De plus, l’accord est en inadéquation avec le droit international, car il ferme la porte à toute possibilité de demande d’asile. Mais si la légalité du texte est à prouver (et fera sûrement l’objet d’une plainte auprès du tribunal de Strasbourg), les délais sont tels que l’entrave de la circulation des personnes sera efficace un certain temps.
Enfin, il pose la question de la suprématie de l’Allemagne sur les autres États. Angela Merkel a court-circuité toutes les institutions, toutes les procédures, pour forcer l’acceptation d’un texte immonde. La chancelière, acclamée dans toute l’Europe en septembre 2015 pour son discours de générosité et d’appel à l’accueil des migrants, a rencontré dans le plus grand secret Mark Rutte et Ahmet Davutoğlu, respectivement Premiers Ministres des Pays-Bas et de la Turquie. Sans l’avis ni de la Commission, ni du reste du Conseil européen, les trois chefs d’État ont préparé un plan qu’ils ont présenté et imposé au reste de l’UE. Exception faite de la Belgique et du Luxembourg, qui depuis les plans Fouchet, clament leur volonté de voir une Europe communautaire et égalitaire, le reste des États a baissé la tête et accepté la décision de l’Allemagne. Alors : retour à une Europe gaullienne, intergouvernementale et placée sous le joug des Nations ? Si les institutions ne sont pas capables de faire front à la gouvernance d’un seul pays, quelle légitimité ont-elles pour représenter 508 millions d’Européens ?
Les migrants, victimes impuissantes de l’égoïsme européen
Au milieu de ce capharnaüm et de ce jeu de pouvoir, les victimes sont les migrants, pantins non consentants d’un jeu cruel dans lequel, selon les modes, on les aime et on les jette, on leur offre des fleurs, des vêtements, de la nourriture, et on les laisse mourir, on les applaudit à la descente d’un bus avant de les renvoyer chez eux. Les principaux acteurs sont les seuls qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer, malgré les ONG qui s’époumonent à dénoncer les pratiques autoritaires de l’UE. Ces humains que les institutions déshumanisent doivent rester à nos yeux les seules personnes légitimes et réellement importantes.
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En études européennes, nous avons bien souvent à coeur de sensibiliser et de défendre une certaine idée de l’Europe, fédéraliste pour certains, confédéraliste pour d’autres. Je suis une européiste convaincue. J’ai la certitude que l’union fait la force et que la gestion politique partagée sera toujours plus forte et plus juste que l’hégémonie d’une personne ou d’un État. L’Europe a brassé les cultures, mélangé les identités, et nous a rendus plus intelligents et plus ouverts. Mais l’Europe vient de faire passer un message nauséabond : “restons entre nous”. Alors que l’Europe s’est enrichie au fil des siècles des apports culturels du monde entier, alors que l’identité européenne est forgée par trois millénaires d’échanges, alors que l’Europe a bien voulu coloniser la moitié de la planète, alors que de façon très pragmatique, l’arrivée de migrants jeunes et éduqués est bénéfique pour des pays comme l’Allemagne, où la population est vieillissante, l’Europe vient de rejeter des humains en souffrance et en cela, l’Europe rejette l’humanité.
Aujourd’hui, je pense à ces 28 États qui forment la seule institution politique en laquelle je crois vraiment. Aux beaux bureaux que nous avons visités dans un quartier moderne de Bruxelles, il y a deux mois. Aujourd’hui, je pense aux humains qui s’entassent dans l’insalubrité, en dépit de toute dignité humaine, à Calais, à Dunkerque, en Grèce, à Lampedusa. Je pense aux femmes violées au Soudan, aux familles décimées en Syrie, aux victimes de l’autoritarisme érythréen. Je pense à ces êtres humains qui ont vu leur vie secouée, saccagée, qui ont quitté une maison, qui ont perdu leurs biens, qui dépensent le peu qu’il leur reste pour un voyage potentiellement mortel. Je pense à leur périple, à leur fatigue, à leur courage et à leur espoir. Je pense aux mauvais traitements reçus en Turquie, où les dérives autoritaires sont glaçantes. Je pense à leur découragement, quand on les reconduira vers la Turquie, et j’ai honte. Aujourd’hui je me demande comment défendre encore l’Union européenne.
Elena Blum
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