“Si révolution il y a en Russie, elle sera couleur rouge sang”

Douloureuse Russie : Journal d’une femme en colère, Anna Politkovskaïa (2006)

 

Par Eva GANDALOEVA

“(…) Tout ce système ne peut exister que si le peuple se tait. C’est ce mutisme de la population qui est le phénomène principal de la vie politique russe d’aujourd’hui. Et c’est sur ce silence que reposent tous les calculs du Kremlin et de son « cerveau », Vladislav Sourkov. Le peuple russe est apathique, persuadé que « la politique, c’est sale » et que « le pouvoir fera toujours ce qu’il veut ». Les gens ne commencent à protester que lorsqu’ils sont personnellement victimes de l’arbitraire. Quand on leur prend leurs enfants, par exemple. Mais si la même chose arrive à leurs voisins, ils ne bougeront pas le petit doigt…” (page 137)

 

4ème de couverture :
“”En arrivant au Kremlin en 2000, Vladimir Poutine avait promis d’instaurer en Russie la “dictature de la loi”. L’ancien agent du KGB s’engageait à mettre fin à la corruption qui rongeait le pays, à ramener à la raison l’irrédentisme tchétchène, à offrir à chaque citoyen un niveau de vie décent… Mais s’il y a bel et bien une dictature en Russie, c’est celle exercée par un pouvoir impitoyable qui ne se soucie de la loi que lorsque cela l’arrange, explique Anna Politkovskaïa dans cette bouleversante chronique d’un pays à la dérive. Au fil des jours, la journaliste de la Novaïa Gazeta, l’un des derniers organes de presse indépendants, dresse un constat terrible de la “poutinisation”. Loin d’être pacifiée, la Tchétchénie demeure plus que jamais une zone de non-droit. La “verticale du pouvoir” écrase toute opposition digne de ce nom, n’hésitant pas à truquer grossièrement les élections. Sur la totalité du territoire, une bureaucratie corrompue pille les citoyens. Les tribunaux rendent une justice qui ne profite qu’aux mieux, en cour. Les pauvres, les vieux, les invalides, les orphelins, sont livrés à eux-mêmes. Au sommet de ce système “néosoviétique”, un homme : Vladimir Poutine. Combien de temps encore la population, éreintée, apeurée et désespérée, va-t-elle se laisser faire ? Comme toute évolution en douceur semble impossible, les discours les plus radicaux trouvent de plus en plus d’écho… Si révolution il y a en Russie, elle ne sera ni rose comme en Géorgie, ni orange comme en Ukraine. Elle sera couleur rouge sang, prédit Anna Politkovskaïa.””

 

Mon avis :
Douloureuse Russie : Le journal d’une femme en colère de Anna Politkovskaia, publié en 2006, nous offre un regard perspicace et critique sur le régime politique russe. On nous offre une chronique émouvante des événements qui ont marqué la Russie pendant le premier mandat présidentiel de celui qui allait progressivement devenir la principale cible des critiques de la journaliste, Vladimir Poutine. Ces thèmes prennent une importance accrue lorsque l’on considère que les élections présidentielles russes auront lieu en mars prochain. C’est en gardant cela à l’esprit que la lecture de ce livre acquiert toute sa pertinence et sa profondeur.
Le livre a été écrit dans un contexte marqué par la chute de l’URSS, la guerre en Tchétchénie, et une société russe qui demeurait profondément enracinée dans les règles du régime soviétique. En tant que lecteur, il est naturel de s’interroger sur l’évolution de la politique sous Poutine et sur sa capacité à adapter l’État russe à un monde en perpétuelle mutation, confronté aux défis de la mondialisation. Anna Politkovskaïa nous éclaire sur cette question tout en abordant un aspect primordial. Après la destruction du bloc soviétique, quelle est la nature de la Russie et de l’Occident ?

“(…) Sur les chaines de télévision officielles; on nous explique que la démocratie libérale est un système propice au développement du terrorisme. Donc si nous voulons la démocratie, nous devons bien accepter qu’il y ait du terrorisme” (p. 93)”

Avec l’effondrement du régime soviétique, on réalise que la démocratie et les droits humains n’ont pas nécessairement été pleinement assimilés par le peuple russe, qui semble encore profondément enraciné dans le passé.
Aussi, à travers l’avènement de la guerre russo-tchétchène et quête de souveraineté nationale du peuple tchétchène, Anna Politkovskaia soulève une multitude de questionnement quant à la légitimité du droit international par les différents acteurs politiques en Russie : condamnée par l’ONU en raison de la brutalité de son action en Tchétchénie et des répressions exercées à l’encontre de la population civile, la délégation russe s’était insurgée, qualifiant cette résolution d’”inacceptable à bien des égards”. Cependant, aucune mesure n’avait été prise par la Russie pour répondre aux demandes de la communauté internationale, un comportement que l’on observe de nouveau une trentaine d’années plus tard, cette fois en Ukraine. Alors cela nous pousse à questionner la légitimité réelle qu’exercent de telles institutions internationales, qui à l’origine étaient fondées pour assurer la paix, sur la scène internationale. Finalement, Douloureuse Russie : Le journal d’une femme en colère, nous plonge dans des réalités politiques et sociales de la Russie contemporaine, suscitant une réflexion profonde sur les défis persistants auxquels le pays est confronté et sur l’importance cruciale de la liberté d’expression et des droits de l’homme. Il semble en effet que les commentaires d’Anna Politkovskaïa demeurent encore applicables à la société russe actuelle, prouvant ainsi que le travail journalistique reste indispensable pour obtenir des clés de compréhension sur le monde dans lequel nous vivons.

 

L’autrice :

Anna Politkovskaïa est née en 1958 à New York, dans un contexte familial et culturel singulier. Fille de parents diplomates, cette particularité a profondément façonné ses perspectives sur la Russie. Ses opinions, souvent critiquées de son vivant et parfois en désaccord avec la population russe imprégnée des mœurs héritées de l’époque soviétique, ont témoigné de sa préoccupation pour l’avenir de sa nation. Mais c’est à Moscou, au cours de ses études de journalisme, qu’elle a pu développer une écriture qui lui est propre, rigide et parfois violente. Celui qui deviendra son mari par la suite, dira d’ailleurs de cela :

“Ce n’est pas du journalisme, mais un véritable travail littéraire ! Ou quelque chose de similaire…” (traduction du russe approximative).

Des ouvrages marquants tels que Qu’ai-je fait ? (2007) témoigne de cette écriture abrupte et par moment, insolante, que Anna Politkovskaïa savait si bien manier.
À partir des années 1980, Politkovskaïa a contribué au journal Isvesnaya, où sa vision politique a commencé à se faire connaître, attirant l’attention des plus grands oligarques russes. Cependant, c’est à partir de 1999 que sa carrière prend une tournure radicalement nouvelle lorsqu’elle devient reporter de guerre en Tchétchénie pour le journal Novaya Gazeta. Des œuvres telles que Voyage en enfer : Journal de Tchétchénie (2002) ou Tchétchénie : le déshonneur russe (2003) dévoilent son témoignage direct sur les atrocités commises contre la population civile.

La vie d’Anna Politkovskaïa, avant tout celle d’une journaliste au destin tragique, a pris fin de manière abrupte lorsqu’elle a été assassinée à Moscou le 7 octobre 2006, jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine.

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