Maurice Guyader, ancien fonctionnaire à la Commission européenne et enseignant au sein de l’Institut d’Etudes Européennes, répond aux questions d’Eurosorbonne.
Merci, Maurice Guyader, de nous accorder un entretien pour Eurosorbonne. Pourriez-vous pour commencer nous décrire votre formation, votre parcours ?
Je suis économiste de formation. J’ai commencé mes études à l’université de Limoges où j’ai effectué mon parcours jusqu’au doctorat que j’ai soutenu à l’université de Paris 1. En parallèle, j’ai suivi des études d’histoire et ensuite, avec le double bagage économie/histoire, je suis rentré à Sciences-Po. Après avoir passé mon diplôme, j’ai été engagé comme assistant dans un centre de recherche de Sciences-Po Paris. Moyennant quoi, en étant assistant, nous avions du temps libre, alors j’ai passé des concours et j’ai été reçu à l’un d’entre eux pour la Commission européenne à Bruxelles. Les procédures y sont un peu particulières et s’écartent des habitudes françaises. Vous pouvez être reçu à un concours et ne pas être certain d’être embauché. Vous êtes sur une liste d’aptitude et c’est à vous d’effectuer les démarches pour intégrer. On m’a proposé deux emplois successifs, un aux relations extérieures d’abord, que j’ai refusé pour différentes raisons, et ensuite un aux affaires économiques, que j’ai accepté. Alors là, je ne vous cache pas que je n’avais pas vraiment la vocation pour devenir fonctionnaire européen, mais on m’a fait valoir certains arguments matériels qui étaient loin d’être négligeables à l’époque et c’est pour cette raison que je me suis dit : pourquoi pas ? J’ai commencé d’un point de vue qui n’était pas hyper-européiste, si je puis dire. Je suis parti là-bas en considérant cette proposition comme un emploi dans une administration, je n’en attendais pas plus.
Quel âge aviez-vous lorsque vous êtes rentré à la Commission européenne ?
J’ai intégré la Commission en 1980 à l’âge de 30 ans et c’est l’âge normal. Ils ne prennent pas des « débutants-débutants », plutôt des gens qui ont déjà une petite expérience professionnelle. Alors là, j’avais une expérience qui était particulière, celle d’enseignant. Il y en a beaucoup ainsi, parce que l’on a un peu d’expérience professionnelle, sans être complètement coupé du monde des études. Les doctorants représentent le gros de l’effectif.
Et comment se sont déroulés vos débuts à la Commission ?
Je suis parti à Bruxelles, j’ai passé une dizaine d’années aux affaires économiques où j’ai traité de questions économiques et monétaires internationales. Et puis après, vers 1990, il y a eu un très fort recrutement par la direction générale (DG) qui s’occupait des relations avec l’Europe centrale et orientale. Pour vous dire, lorsque j’y suis arrivé, il devait y avoir 30/40 personnes et en l’espace de deux ans nous sommes passés à 400. Là, j’ai eu de la chance, en étant économiste dans cette DG, de pouvoir suivre l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale. J’ai servi un peu d’assistant au directeur général qui était en charge des négociations avec tous ces pays. Je lui préparais ses discours, une tâche de cabinet, si l’on peut dire, et comme il n’avait pas toujours le temps d’aller en Roumanie, en Pologne ou autre, étant donné que c’était moi qui avais préparé le travail, il me disait d’y aller et de le remplacer, et ainsi j’ai eu la chance de voyager dans tous les pays de cette région.
Si vous voulez, les avantages et les inconvénients de cette position, c’est que l’on a vraiment une très bonne vue horizontale. Ce n’est pas une question de pouvoir. Il ne faut pas penser que lorsque l’on va à Bruxelles, nous avons des super-pouvoirs. Nous avons, par contre, un excellent poste d’observation, nous voyons tout ce qui se passe et pouvons le comprendre avec toutes les nuances voulues. Sur le plan carrière, ce n’est pas terrible, je ne suis pas un spécialiste sur un pays ou sur l’autre, je ne peux pas dire que c’est moi qui ai conduit les négociations avec la Roumanie ou la Bulgarie, par exemple, mais j’avais une petite idée de ce que nous faisions avec ces pays. Ce genre d’approche sans spécialité particulière me plaisait bien. Les directeurs généraux successifs avaient confiance en moi et m’ont donc confié ce genre de travail. J’ai arrêté en 2010, c’est-à-dire une trentaine d’années au total, dont une vingtaine au sein de la seule DG Élargissement.
Pour vous quel est le meilleur moyen pour les étudiants qui le souhaitent d’intégrer les institutions européennes ? Commencer par des expériences professionnelles en cabinet de conseil, de lobbying, avant de tenter le concours ?
Dans tous les cas, il faudra passer le concours. Il est à 99% presque le seul moyen pour entrer dans les institutions avec un poste stable. Donc, il faudra finir par le passer, mais pour cela, il faut avoir une assez bonne connaissance du domaine. C’est-à-dire, par exemple, pour des gens ayant travaillé dans des lobbies à Bruxelles, car ils ont l’avantage de connaître la Commission de l’intérieur, mais cet objectif ne doit pas devenir une obsession. Il ne faut pas que ce soit la seule ambition de votre vie, parce qu’autrement vous risquez de devoir faire face à des désillusions, et si vous échouez, vous aurez l’impression d’avoir tout loupé, alors que vous pouvez très bien vivre sans cette perspective. J’ai pu y entrer ainsi et je ne vous cache pas que c’était le meilleur moyen d’avoir le concours, sans être obnubilé par ce genre d’épreuve. Initialement, je n’étais que modérément en faveur du processus européen. Je me suis dit qu’après tout, je pouvais tenter le coup et l’avoir. Si cet objectif devient une idée fixe, vous n’allez penser qu’à ce problème pendant longtemps, ce qui constitue peut être le meilleur moyen d’échouer. Tandis que lorsque vous y allez avec une certaine distance…
Vous parlez d’une bonne connaissance du domaine, pensez-vous que ce master nous aide à l’acquérir ? Ou bien avec quoi faudrait-il le compléter ?
La pratique. Dans le master, on vous donne quelques idées, nous essayons de vous enseigner les bases en matière européenne, mais il faut vous en écarter assez rapidement et plonger dans le milieu. C’est-à-dire, par exemple, travailler sur la mise en œuvre des fonds structurels, sur le lobbying à Bruxelles… La plupart des gens qui sont à la Commission sont passés par là.
Les étudiants sont sans doute curieux de connaître le déroulement d’une « journée-type » à la Commission européenne, pourriez-vous nous en décrire une ?
Il faut savoir quand même que la Commission est une grosse administration. C’est une administration où on commence le travail à neuf heures du matin et où on le termine à six heures du soir. En sachant aussi qu’il faut s’habituer à des coutumes nationales différentes : le matin tôt, vous avez les nordiques qui sont au travail et qui finissent plus tôt dans la journée, les latins commencent un peu plus tard et finissent plus tard aussi, pour les Français, la pause déjeuner est vitale. Il y a pas mal d’habitudes qu’il faut prendre dans un milieu plurinational. Vous verrez lorsque vous travaillerez avec un chef allemand, des collègues italiens, d’autres qui viennent d’Europe centrale. Le travail se fait beaucoup en réunions, comme dans de nombreuses administrations, et j’ai connu une période où les réunions se déroulaient moitié en français, moitié en anglais. Maintenant, c’est essentiellement en anglais.
Est-ce que vous pensez qu’il est important de parler d’autres langues encore, même celles un peu méconnues, étant donné que notre génération, les fonctionnaires de demain, va essentiellement s’exprimer en anglais ?
Il ne faut pas se reposer uniquement sur l’anglais. Pour une raison simple, c’est que votre interlocuteur sera toujours sensible au fait que vous puissiez parler un petit peu sa langue maternelle. Si vous êtes avec un Allemand ou un Espagnol et que vous pouvez lui glisser un ou deux mots dans sa langue, les choses en seront arrangées. C’est du relationnel. Même si ce n’est pas directement opérationnel, pour faire avancer un dossier, cela aidera beaucoup, j’en suis persuadé.
Parlons un peu d’actualité si vous le voulez bien. Au regard de la situation pour le moins difficile dans laquelle se trouve l’Union européenne, des perspectives d’intégration futures sont-elles encore envisagées ?
Nous pouvons dire que l’Union est dans l’œil du cyclone. Pour répondre à cette question, il faut procéder par ordre. Actuellement le problème n’est pas tellement l’adhésion, mais le risque que nos chers amis britanniques nous claquent dans les doigts… Autrement, pour des adhésions nouvelles, est-ce que l’opinion publique dans nos pays est ouverte à une nouvelle adhésion ? D’un côté, ce peut être la Turquie, de l’autre les pays des Balkans occidentaux, c’est-à-dire Serbie, Monténégro, Bosnie-Herzégovine, etc… Les Balkans, nous leur avons promis qu’ils rentreraient un jour. Je pense que ce sera le cas et que nous tiendrons nos promesses, à condition qu’ils ne se reproduisent pas par scissiparité et que nous n’ayons pas de petits Etats qui débarquent les uns après les autres. Ce devra se faire dans notre intérêt pour la stabilité de l’Europe, et Dieu sait si celle-ci n’est pas forte dans la région.
Pour ce qui est de la Turquie, il s’agit d’un problème de société : est-ce que l’on veut vraiment avoir la Turquie dans l’Union européenne ou pas ? Je ne vous cache pas que personnellement j’étais en faveur de l’adhésion de la Turquie. Nous étions devant un pays laïc qui s’ouvrait à nous, qui était intéressant économiquement, qui nous apportait un plus. Actuellement, je me pose quelques questions sur ce problème. La laïcité en Turquie, il y a sans doute beaucoup à en dire aujourd’hui. Et nous, est-ce que nous jouons réellement le jeu ? Est-ce qu’une adhésion de la Turquie est dans nos perspectives ? Au regard de la manière dont nous les avons traités depuis un certain nombre d’années, nous ne pouvons pas dire que nous les ayons poussés sur cette voie. Alors pour un avenir proche, un nouvel élargissement ? Il y a beaucoup de points d’interrogation sur cette question et je serais très nuancé à l’heure actuelle.
Mais moins nuancé concernant le Royaume-Uni ? Auriez-vous une raison positive et une raison négative à sa sortie de l’Union européenne ?
Nous le saurons dans quelques semaines… Mais pour tout cerveau continental normalement constitué, la sortie du Royaume-Uni est une aberration, de leur point de vue, comme du nôtre. Ils sont plus ou moins parvenus à stabiliser l’Irlande du Nord. Actuellement, vous passez d’Irlande du Sud à l’Irlande du Nord sans vous en rendre compte. Il y a beaucoup moins de problèmes. Du jour au lendemain, si le Royaume-Uni sort, une frontière se recrée. Et je ne vous parle même pas de la question de l’Ecosse… Il y a donc ici un problème majeur pour eux. Que va-t-il rester ? Londres, le Kent, le Surrey, toute la partie qui marche bien et puis tout autour cela va se déliter. Il y aura donc une remise en cause profonde du Royaume-Uni. Est-ce que c’est l’objectif du Premier ministre ? Ou alors, il a un sens politique qui me dépasse… Des avantages, des bénéfices pour eux, je n’en vois pas. Nous concernant, vous entendrez des gens parler d’une clarification des positions. Cela représente quand même un précédent et va donner des idées à d’autres. En France, aux Pays-Bas, en Europe centrale… Je ne veux pas dire que ce sera le commencement de la fin, mais il y aura toujours quelqu’un qui aura quelque chose à reprocher à Bruxelles. Ce serait en tout cas le début d’une déstabilisation forte.
Comme européistes qui croient au projet européen, que pourrions-nous faire ?
Il faudrait, autour de vous, persuader des gens. S’il y avait un message à donner… Ce qui me gêne le plus en Europe, c’est ce délitement où tout s’en va un peu de tous côtés. L’idée européenne a été fondée sur la paix entre la France et l’Allemagne. Cela se passe plutôt bien depuis 70 ans, il vaut mieux s’écharper autour d’une table à Bruxelles qu’autrement. Mais il y avait une idée pour aller au-delà : dépasser les clivages des frontières, avoir la libre circulation des personnes, une démocratie à l’échelle européenne, une interpénétration des cultures et des sociétés… L’Europe, ce n’est pas uniquement les fonds structurels. Ce n’est pas en recréant des frontières à tout bout de champ que l’on va y arriver. Je suis un peu déçu par les réactions que nous voyons actuellement en Europe centrale, je ne m’attendais pas à ce phénomène. Pour moi, ce qui se passe en Hongrie par exemple ne correspond pas à ce que nous avions essayé de semer comme idées.
Il y a un grand risque, à l’heure actuelle, que nous mettions tout en l’air, et si nous commençons sur cette pente, nous ne savons pas où cela va s’arrêter. Je suis inquiet pour votre génération, parce que vous êtes habitués à votre Erasmus, à effectuer votre semestre dans telle ou telle université, à retirer de l’argent au distributeur n’importe où en Europe, à ne pas présenter votre passeport chaque fois que vous franchissez une frontière… Cela vous parait naturel, mais pour ma génération, cela ne l’était pas. Je ne pense pas qu’il y ait un risque de guerre proche, mais l’équilibre est très fragile.
Question légère pour terminer… Au regard de votre expérience, avec quelle nationalité est-il le plus facile de travailler ?
Bizarrement, en tant que Français, c’est peut-être avec les Allemands que cela se passait le mieux. Nous tombons peut-être un peu dans les stéréotypes, mais j’ai eu d’assez bons souvenirs en travaillant avec des Allemands. Nous ne nous en sortions pas trop mal, nous étions relativement complémentaires. A l’inverse, c’était souvent plus difficile et je ne voudrais choquer personne, mais il y avait des pays qui n’avaient aucune culture administrative. Ce n’était pas dans leurs traditions, parce qu’ils vivaient dans un autre monde. Nous avions une certaine habitude de travailler ensemble, même avec les Britanniques, cela se passait plutôt bien.
Par Léo-Paul Biamba et Beatrice Chioccioli
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