L’Europe, le monde, voire l’univers entier sont supposés déplorer aujourd’hui la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. C’est un regard systémique, donc myope et finaliste à la fois, sur la construction européenne. Myope, la déploration perd de vue le rôle historique d’arbitre européen du R-U – donc de puissance extérieure – un instant estompé par la restructuration économique des années soixante et soixante-dix, mais retrouvé dans la douleur sociale de la mondialisation financiarisée. Finaliste, la déploration voyait la construction européenne comme une extension molle et sans fin d’une puissance des normes, des lois, dans un monde régi par les guerres décidées ailleurs qu’en Europe, mais allumées à sa porte. Il est temps de bâtir enfin une Europe équilibrée « des arts, des armes et des lois ».
L’apurement du passé : tourner le dos à une construction européenne de la faiblesse
Si l’on remonte brièvement le cours du temps aux racines de l’adhésion britannique, nous y trouvons l’addition de deux faiblesses internationales et les yeux fermés sur une violence intérieure. Au tournant des années 60 et 70 la France, qui a cru devoir se débarrasser de De Gaulle, est reprise par ses vieux complexes de 1870, la peur de l’Allemagne que le Général ignorait : l’Ostpolitik de Brandt, qui vise à négocier avec Moscou la légitime réunification de la Petite Allemagne de Bismarck, est interprétée par les frileux de Paris et un Royaume-Uni à la dérive industriellement comme une trop grande ambition allemande. Et Pompidou fait entrer un Royaume-Uni aux mains tachées du Bloody Sunday irlandais dans la Communauté économique européenne pour équilibrer une Allemagne qui s’agenouille pourtant devant les victimes du nazisme. La France donnait du même coup une valeur diplomatique à une construction commerciale, commençant à se décharger imperceptiblement des prérogatives de l’Etat westphalien sur une construction technocratique irresponsable.
Car en effet, ces lâchetés en cascade de la construction européenne ne sont que la manifestation de son mépris envers les peuples et leurs sentiments fraternels d’union fédérale après le suicide des guerres mondiales, en réalité européennes. L’espoir d’une Europe unie, fédérée, mais fondée comme toute vraie construction politique sur un grand sentiment explicite, est défendu par de grands intellectuels et artistes comme Denis de Rougemont, mais rejeté à ce moment-là par plusieurs voix, hostiles ou méfiantes. Parmi ces voix, certaines sont naturelles, comme celle des communistes prosoviétiques, mais certaines trahissent de l’intérieur. Churchill, ouvert au projet européen, l’entend en réalité comme celui de l’Europe continentale des vaincus (de ‘40 ou de ‘45), croyant encore – ou faisant semblant de croire – le Royaume-Uni trop puissant pour une Europe unie, capable avec sa livre et sa Navy de barboter dans l’Atlantique avec les Américains et en Méditerranée face aux Soviétiques. (Qu’)Il y retourne, il s’y noiera ! Jean Monnet, le marchand de cognac, moque gentiment les efforts culturels d’union sentimentale et table sur une union commerciale et sur un « nouveau type d’hommes en train de naître dans les institutions [européennes] comme dans un laboratoire » (Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p441). Ce « nouveau type d’hommes » est celui de l’expert et du technocrate qui se méfie du sentiment populaire, certes récemment manipulé par le populisme fasciste et l’idéal communiste sanglants, mais inévitable à toute construction politique durable. On a mis le commerce et la finance avant la culture et les sentiments dans cette construction frigide, les Britanniques sont entrés quand leur économie battait de l’aile et en sortent quand elle s’est remplumée : no drama, good riddance ! Divorce ? Non, séparation d’une vieille maîtresse occasionnelle et acariâtre, qui nous mégotait son amour tout en nous faisant les poches, dont même les enfants écossais et irlandais veulent rester en Europe.
La projection vers l’avenir : tourner les peuples vers une reconstruction de l’Europe-puissance fédérée
Le navire que d’aucuns croyaient en perdition ne l’était que lesté par leur poids mort. Allégé maintenant, il doit retrouver un élan populaire, des structures industrielles et une dynamique commerciale qui commençaient à manquer à sa puissance financière et monétaire. (Mal)heureusement, l’unité d’une bande ne se fait jamais plus facilement que sur le dos de l’absent ; l’Europe s’est toujours montrée, avec son respect des nationalités, réticente à organiser un effet de meute pour créer de la solidarité : l’occasion est tristement belle pour refaire son unité sur le dos d’une île qui s’exclut d’elle-même. Et si le roué alcoolique à la tête de la Commission de Bruxelles, qui a su faire pendant de longues années du Luxembourg un paradis fiscal, quittant pour une fois le ton pisse-froid de sa fonction, nous organisait un petit hallali médiatique destiné à créer un petit clivage ami-ennemi bêtement et méchamment schmittien pour nous offrir une tranche de rosbif saignant en communion euro-continentale ? On peut toujours rêver…
Où nous a menés ce refus d’intégration sociale et fiscale propre au libéralisme financier et au moins disant protecteur et protectionniste ? Où nous a menés cette financiarisation folle de l’économie prônée par les libéraux de la City, consistant à licencier des travailleurs qualifiés pour faire monter le cours des actions et satisfaire des fonds de pension extra-européens volatils ? A la déchéance sociale et morale, à la déchirure communautariste. Le Royaume-Uni en fut la première victime, et la sordide affaire du réseau de prostitution et de viols de 1400 filles blanches de la ville sinistrée de Rotherham par des interlopes pakistanais dénote la déliquescence de la société post-thatchérienne. L’Europe continentale n’est pas en reste avec ses quartiers défavorisés, ses jeunes radicalisés et l’incroyable et monstrueuse indifférence à l’égard de réfugiés qui fuient les conflits suscités par l’interventionnisme occidental, dont le principal prometteur européen fut le Royaume-Uni.
Précisément, la présence du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne était censée contribuer à la construction de l’Europe militaire. Mais à quoi bon, si c’était pour se transformer en adjuvent servile des aventures américaines et soulever nos voisins moyen-orientaux et nord-africains ? Londres n’a-t-elle pas contribué à l’affaiblissement de l’esprit européen en encourageant la division au moment de la guerre d’Irak ?
Bref, en ce moment que l’on croit difficile, écoutons une autre grande voix de l’Europe unie : « N’ayez pas peur ! »
Traian Sandu, Directeur de l’Institut d’Études Européennes de la Sorbonne Nouvelle
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