Un article par Helena SARKIS
Le soleil brillait dans un ciel bleu turquoise le jour où j’ai rencontré Guo Gan. Comme un vent d’air frais, comme un sentiment de renouveau, d’une page vierge dansant au gré de la brise, des cris lointains des mouettes annonçant la venue du printemps. Peut-être suis-je trop optimiste à crier au printemps aussi tôt dans l’année, cependant, c’est bien ce temps, cette lumière, la joie visible sur le visage des passants, l’eau scintillant comme une marée d’étoiles, c’est ce Paris que nous aimons.
Sur les quais ensoleillés se promènent inconnus, amis, collègues, parisiens, touristes; ils marchent, comme animés par le tempo de la musique berçant leurs flâneries matinales. Les écouteurs vissés dans les oreilles, certains se laissent transporter. Comme par magie, la musique change le monde. Tout devient beau.
Dans nos écouteurs aujourd’hui, nous jouerons la culture. Nous jouerons la conservation d’un patrimoine. Nous jouerons la beauté d’une histoire familiale. Nous jouerons la douceur des cordes de l’erhu. Nous jouerons à découvrir un monde aux portes de notre réalité. Car la mondialisation balade les cultures d’un continent à l’autre. Car les artistes s’éveillent pour faire de leur culture, de leurs traditions, un art savant.
Faire de la musique traditionnelle chinoise un art élevé, au même rang que les orchestres de musique classique est le mot d’ordre pour Guo Gan. “Je suis né dans le conservatoire de Shenyang, dans la région du Liaoning dans le Nord de la Chine, juste à côté de la Mongolie. Là bas, la culture est très mélangée, entre le mandarin, les héritages Mongoles mais aussi la culture des Man, provenant de la dynastie de Qing. Mon père, Guo Junming, était un grand maître de erhu et ma mère une danseuse traditionnelle. Alors, depuis mes quatre ans, je pratique la musique. J’ai travaillé avec mon père depuis mon enfance. Il était très sérieux. Je l’aimais beaucoup. Je ne l’ai jamais détesté, même quand j’étais jeune. Il a beaucoup fait pour moi. Il m’a donné toutes les indications pour me diriger vers le monde de la musique. Pareil pour ma mère, mais mon père avait beaucoup d’étudiants dans le monde, alors il m’a inspiré. C’est lui qui m’a donné envie de devenir maître. Nous avons d’ailleurs joué ensemble une fois, en 2007.” C’est en écoutant ce discours, sur un homme passionné par son travail, que je me rends compte que Guo Gan incarne l’idée d’ikigaï. Ce terme japonais, qui m’est si cher, qualifie la raison d’être. La petite flamme qui brûle en nous, et qui, une fois trouvée, anime notre quotidien, nous permettant de jouir à la fois professionnellement et personnellement de nos passions. Si la majorité d’entre nous mettrons des années à trouver notre ikigaï, voire pour certains, ne le trouverons jamais réellement, Guo Gan, lui, est né dedans. Comme une évidence, la musique s’est révélée à lui, ouvrant un chemin de rencontres et d’expériences que nul n’aurait pu vivre de la même façon. Parce que sa musique est devenue son identité, ou du moins, sa motivation pour, tous les jours, créer de nouveau.
Car Guo Gan n’est pas seulement grand maître de erhu, “Je suis resté dans le conservatoire de Shenyang jusqu’en 1991 et j’ai obtenu tous les diplômes proposés par l’université. Pendant dix ans, de 1990 à 2000, je jouais le erhu en Chine. Mais j’aimais toujours la batterie. Je voulais étudier le jazz aux Etats-Unis, j’ai étudié l’Anglais et entamé les démarches pour obtenir un visa, mais à l’époque, c’était compliqué. Je n’ai pas eu l’opportunité d’y aller. Mon voisin de l’époque, qui était un grand chef d’orchestre, m’a dit d’aller en France. A l’époque, j’étais déjà intéressé par la culture française, la littérature, la musique. Alors, j’ai obtenu mon visa, sans même parler français, et je suis parti étudier la batterie et le jazz à l’école nationale de musique de Fresne. A l’origine, je voulais retourner en Chine, mais pendant mes trois ans d’études, j’ai rencontré des artistes, et, en tombant dans l’amour après avoir rencontré ma femme, j’ai décidé de rester. C’est en 2003 que la musique est réellement devenue mon métier. Depuis petit, je me destinais à cette carrière. Il y a seulement la musique pour moi”. En somme, une fantaisie partagée par tous, de réaliser son rêve d’enfant, faire de sa passion sa carrière, en vivre, voyager à travers le monde pour répandre son art, sa culture, ses traditions. Comme l’appel d’un devoir, Guo Gan a suivi la voie de la musique; celle qui l’a, peu à peu, porté vers une vie de rencontres, de partages, de famille.
“En Chine, la musique traditionnelle ne marche pas. Il n’y a pas de concerts. Alors, une fois le diplôme obtenu, le chemin de la musique se termine pour la majorité. C’est comme ça là-bas, parce que les jeunes aiment la musique populaire. Le erhu est un instrument de haut niveau, pourtant, la musique traditionnelle, dans tous les pays, est jouée dans des petites salles, dans la rue, lors des fêtes. Ce n’est pas une ‘culture savante’. Je me suis demandé pourquoi la musique classique est un art riche mais pas la musique traditionnelle et comment élever mon art au même rang que les autres. Il faut laisser les gens connaître la musique chinoise”. L’entendre prononcer ces paroles m’étonna. Passionnée depuis des années par la culture traditionnelle chinoise, l’idée que la plupart ne connaisse pas la beauté des cordes jouées du erhu, des tambours et des rythmes faisant danser chaque génération chinoise, depuis des millénaires, m’avait échappée. Pour les moins fans de la Chine, voici un bref portrait de l’instrument de nos contemplations: le erhu est un instrument traditionnel chinois à deux cordes, évolution du xiqin, popularisé dès sa création par Kumo Xi, un Mongole Chinois durant la dynastie des Tang. Tout une épopée musicale pour, en bref, mettre en lumière les décennies d’histoire portées en un seul instrument.
L’originalité de l’instrument, se fait aussi, pour les oreilles habituées à la musique classique occidentale, dans les sonorités, qui soit, nous sont familières, mais aussi incomplètes “La musique chinoise n’a que cinq notes, do, ré, mi, la, sol, elle n’a pas de ‘fa’. Le erhu est mon symbole. C’est un instrument très ancien, il a plus de mille ans. Pourtant, très peu de musiciens le jouent, encore moins de façon professionnelle. Parfois, on croise des personnes jouant le erhu dans le métro ou aux fêtes du nouvel an chinois, mais je pense qu’il faut le montrer tel une musique noble, dans des concerts. Le erhu, est le symbole de la culture, de la tradition chinoise, je lui rends honneur en jouant dans des concerts et des orchestres. Au début, je me demandais comment inclure l’erhu dans la musique du monde. C’est mon père qui m’a dit que les concerts de musique traditionnelle chinoise pourraient trouver leur public en France. J’ai commencé par jouer dans le 13è arrondissement de Paris, pour des petits publics. Peu à peu, je me suis fait un nom. En Septembre 2014, a eu lieu l’anniversaire des relations diplomatiques entre la Chine et la France. Afin de fêter les cinquantes ans de cette amitié, j’ai organisé un grand concert à l’Eglise de la Madeleine. C’était mon concert, alors j’ai pu inviter des musiciens français pour m’accompagner sur scène. L’événement s’est avéré très réussi et a réuni beaucoup de monde. C’était très important pour la musique mais aussi pour incarner l’amitié entre la Chine et la France. C’était la première fois qu’un musicien traditionnel organisait un tel évènement, et là-bas, j’ai pu jouer le erhu en rendant honneur à la culture.”
Rendre honneur à cette culture traditionnelle chinoise, s’est fait pour Gan dans le partage, mais aussi dans la diversité musicale. Rencontrer, échanger, créer avec autrui, est ce qui lui a permis de devenir le maître qu’il est aujourd’hui. “Quand j’étais en Chine, je ne pensais pas à l’intérêt que les étrangers pourraient porter à notre musique traditionnelle. Aujourd’hui je fais beaucoup pour la culture, car je la chérie. J’ai toujours voulu suivre l’idée de créer une musique en communion avec l’autre, faire de la musique chinoise, oui, mais en m’ouvrant aux autre styles et artistes. Dans la culture traditionnelle, on ne mélange pas les arts, surtout avec l’étranger. Pourtant, j’aime beaucoup faire cela. J’ai joué avec des personnes célèbres du monde entier, Lang Lang, Stromae, Yvan Cassar, Jean-François Zygel, ou encore Nguyên Lê. C’est important de partager et jouer sa musique avec autrui. Pendant vingt ans, j’étais presque sans pays, je vagabondais d’un continent à l’autre pour jouer dans des concerts. C’est primordial de sortir de sa zone de confort, notamment pour la musique traditionnelle, c’est pour ça que je joue avec différents orchestres, à Paris comme en Chine. Je veux non seulement jouer avec autrui, mais aussi apprendre de ces interactions. On discute, puis ensuite on voit comment arranger et composer ensemble. Parce qu’il faut se connaître pour créer, surtout que très souvent, les caractères des musiciens sont très spéciaux”.
C’est en rigolant qu’il ajoutait cette dernière remarque. Pourtant, savoir jouer de ses relations, comprendre l’inconnu et sa culture, pour créer à deux ou plus encore, une œuvre unique est ce qui m’interpelle dans l’esprit de Guo Gan. “J’ai besoin d’étudier d’une autre façon que celle du conservatoire. J’aime étudier autre chose que la musique traditionnelle. J’ai fait du piano, du violoncelle, de la batterie… Je connais tous les instruments, ce qui est particulièrement utile quand j’endosse le rôle de chef d’orchestre”. Pas à pas, mot après mot, j’arrive à dessiner l’idée de construction commune d’une musique du monde comme le leitmotiv du maître en face de moi. Comme si user de la mondialisation et des échanges culturels, notamment musicaux, était devenu la mission de l’artiste actuel, plus que de seulement se retrancher dans ses contrées habituelles, son public connu et conquis. “La culture chinoise est déjà présente dans le monde, mais il faut que les artistes sortent du pays. Là-bas, ce n’est pas répandu qu’un chanteur, danseur, peintre ou musicien s’aventure à l’étranger. S’aventurer en dehors de son pays pour présenter son art est dangereux, le risque que le public n’aime pas les œuvres est à envisager. Les Chinois ont peur de l’étranger et appréhendent le danger. A Shanghai, il y a une population d’origine très variée. Dans cette ville, on observe parfaitement les échanges de cultures et de populations. Je crois qu’aujourd’hui, après les trois ans de la Covid-19, c’est dur pour les artistes. Je me demande comment les musiciens envisagent le futur de leur métier en Chine comme à l’étranger. Cette crise mondiale a eu un impact direct sur la culture, ce qui a été très dur pour tout le monde mais à un degré plus extrême pour les acteurs des échanges culturels”.
Il relève donc du devoir des musiciens chinois de faire connaître leur culture, leur tradition, leurs valeurs musicales au reste du monde. Prendre leur courage à deux mains et se confronter plus ou moins directement à l’avis d’un public inaccoutumé aux cinq notes et deux cordes du erhu chinois. L’espoir qu’un jour le monde perçoive la musique traditionnelle chinoise ou même d’ailleurs, respectée au même titre que la musique classique s’est plus que tout ressenti dans le discours du musicien se tenant en face de moi. La tradition musicale s’est peu à peu dessinée comme un bourgeon prêt à éclore, patientant par dépit, tout en criant à un petit public, que le jour où le monde le verra éclore, ils réaliseront que tout ce temps, derrière un bourgeon auquel personne ne prêtait attention, se cachait la plus belle rose du rosier. “Souvent, les musiciens ne sont pas professionnels, alors qu’il faut que les artistes de haut niveau viennent et se montrent au monde pour mettre en lumière la culture et les savoirs chinois. En France et au Japon par exemple, la musique du monde plaît beaucoup. Aux Etats-Unis, un peu moins. Ils aiment la musique commerciale. On pourrait même penser qu’ils n’ont pas de culture. J’aime jouer en Europe parce qu’on peut ressentir à quel point la culture est ancienne. Peut-être que je continuerai à faire des concerts pendant encore quelques années, mais je finirai par fatiguer… Je me concentre de plus en plus sur mon rôle de chef d’orchestre. Les prix que j’ai gagné avec ma musique m’ont poussé à continuer à évoluer et à rencontrer des artistes. Ils me permettent de vivre de la musique. J’ai aussi fait des musiques de films. Mélanger le septième art et la musique traditionnelle est aussi un moyen de communication que j’apprécie fortement. J’ai par exemple composé et joué la bande originale de Kung Fu Panda, plus récemment j’ai produit celle d’Astérix et Obélix. Le cinéma et les films sont très importants pour les musiciens. Jouer dans un concert ne procure pas la même sensation que composer pour une production cinématographique, un si grand public et des médias aussi importants. Pour un artiste, il faut toucher à tout, la télévisions, les concerts, le cinéma… c’est beau de relayer les émotions des films avec la musique. J’ai fait beaucoup de choses pour la culture. Quand j’ai joué pour le Paris-Saint-Germain, j’ai réalisé que ce que je fais, ce n’est pas seulement pour la musique, mais plus globalement pour la culture”.
Dans une marée de nuages perce soudain quelques rayons de lumière, dans un univers culturel ravagé par les maisons de disques avides de sortir le prochain hit, renaissent les passionnées des traditions. A tâtons, ils tentent de se frayer un chemin au travers de l’épaisse brume de la culture populaire. Viendra bientôt le jour où leur passion brillera sur la scène, dessinant un océan d’étoiles, émerveillant les passants. Tel un soleil timide, un bourgeon sur le point d’éclore, la première image d’un film, la musique traditionnelle porte en elle un lourd passé d’histoire, de beauté, de passion transmise de génération en génération, que chacun entend sans jamais écouter. Des paroles de Guo Gan, j’ai compris le besoin de transmission, de partage, de bienveillance envers un monde barbare qui ne demande qu’à être découvert. De l’aversion face à l’étranger, il est possible de faire une force, une production unique. Et bien que, sur les quais de seine ensoleillés, à l’orée du printemps, la musique populaire soit de mise, rien n’équivaut aux notes de erhu berçant les promenades matinales. Rien n’équivaut à un son doté de tant d’histoire, passée et future.