Article par Eva Mic
« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devez rester vigilante votre vie durant. » Forme d’avertissement ou triste prémonition, cette phrase de Simone de Beauvoir résonne aujourd’hui plus que jamais face aux mouvements anti-IVG dans le monde, en témoigne la révocation de l’arrêt Roe vs Wade en juin 2022 ou la restriction d’accès à l’IVG en Pologne.
L’IVG, c’est l’interruption volontaire de grossesse. C’est un acte médical qui met fin à une grossesse, un soin de santé de base qui se pratique, de fait, légalement ou non, depuis des siècles. Aujourd’hui, un avortement médicalisé peut se faire par voie médicamenteuse ou bien instrumentale, c’est-à-dire par une intervention qui aspire l’œuf dans l’utérus. Dans les pays où il est légalisé, selon certaines conditions, il est donc encadré de façon légale d’une part pour assurer le droit d’accès sans entrave matérielle ou influence extérieure; et médicale d’autre part pour garantir le soutien individuel physique et psychologique. Les conditions en question dépendent du pays; elles concernent le nombre de semaines, le délai de réflexion ou encore le motif de l’avortement dans certains pays comme la Pologne ou l’Irlande.
L’avortement reste une pratique régulière qu’il soit légalisé ou non : selon l’Institut Guttmacher, le taux d’avortement s’élève à 37 pour 1 000 personnes dans les pays qui l’interdisent totalement ou seulement dans certaines circonstances pour sauver la vie d’une femme. Dans les pays qui l’autorisent plus largement, il est de 34 pour 1 000 personnes. De fait, malgré les conditions dangereuses et clandestines – notamment pour les personnes qui n’ont pas les moyens de se rendre à l’étranger – l’avortement est pratiqué : l’interdiction n’empêche pas le besoin. Pour citer Amnesty international : « La criminalisation de l’avortement ne fait pas disparaître ces actes médicaux, il les rend juste plus dangereux ». L’effet « dissuasif » de la criminalisation ne dissuade que le personnel de santé qui peut exercer l’opération et l’accès à des soins post-opératoires pour les personnes concernées. Parce qu’il est donc nécessaire de comprendre l’IVG non seulement comme une opération médicale mais comme un véritable sujet de société; parce que parler d’IVG, ce n’est pas seulement parler d’un acte individuel mais d’une question politique, d’un droit à avorter pour toutes les personnes concernées; cet article tentera de rassembler différents enjeux européens.
Opération désormais légale dans tous les pays européens – notamment depuis la légalisation, quoique un peu restrictive, en juin 2023 de Malte – l’avortement continue d’alimenter les débats. L’Europe n’échappe pas au combat permanent qui se fait pour les droits des femmes dans le reste du monde. Si cela ne se joue donc plus dans la dépénalisation de l’opération, les conditions et l’accès à l’IVG ainsi que son inscription dans la loi européenne et celles nationales représentent le nouveau champ de bataille. L’IVG est un acte médical à un niveau individuel mais il suscite des débats dans tous les domaines que rassemble la vie en société : de la santé à l’éducation, des droits sociaux à ceux psychologiques, c’est, et a toujours été, un débat sociétal et politique. Car, de fait, si l’histoire de l’avortement est longue, celle de sa légalisation est bien plus récente. C’est dans les histoires nationales, l’orientation politique du pays, le contexte social et économique, que l’on parvient, en partie, à comprendre les conditions actuelles. L’IVG a cette particularité d’être marqueur de conceptions morales de la société et très certainement de représenter le niveau d’indépendance accordé aux femmes. A des enjeux nationaux s’ajoutent les usuelles problématiques européennes comme la supranationalité : peut-on assurer le droit à l’IVG en Europe aujourd’hui pour toutes les personnes qui en ont besoin indifféremment de critères culturels, de genre, économiques et sociaux ? Ce qui mène à interroger de fait la nature de la légalisation de l’IVG : est-ce un droit fondamental ? Une liberté ?
UN ÉTAT DES LIEUX EUROPÉEN
Dans la majorité des vingt sept pays membres de l’Union européenne, l’IVG est légale : plus de 95% des femmes européennes vivent dans des pays autorisant l’avortement. Le délai maximal varie de 10 semaines, au Portugal, à 24 semaines aux Pays-Bas et plus de la moitié des pays ont fixé cette limite à 12. Si certains pays l’autorisent sans conditions, il est aussi limité dans d’autres. En fait, comme mentionné plus tôt, ce n’est plus l’accès à l’IVG qui agit comme marqueur mais d’autres indicateurs comme les conditions d’accès, le délai de réflexion, la clause de conscience, le nombre de semaines, la défense de la désinformation, l’éducation et les façons de soutenir ou non la personne qui y a recours. Aujourd’hui, sur 25 des 27 états, l’interruption est dépénalisée ou légalisée sans le besoin de justification de la part de la femme qui décide d’y recourir. Certains pays comme la France adoptent le délit d’entrave à l’IVG pour s’attaquer à la désinformation et la dissuasion – depuis la loi du 2 mars 2022. D’autres élargissent le délai de semaines maximum comme Chypre depuis mars 2018 où il est de 12 semaines sans justification d’un risque pour la santé ou 19 en cas de viol ou d’inceste. En Irlande, la légalisation date du 1er janvier 2019, elle autorise sans conditions jusqu’à 12 semaines puis 24 en cas de risque vital ou grave danger pour la femme enceinte. Acte de législation plus ou moins récent, l’avortement reste remis en question dans de nombreux pays européens. En Pologne, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte ou si la grossesse découle d’un viol ou d’un inceste. Dans la pratique il est presque impossible pour les personnes éligibles à un avortement de l’obtenir malgré les mobilisations de la société civile comme le collectif Abortion Dream Team de Justina Wydrzynska. En Europe, le droit d’accès à l’IVG reste en pratique menacé par des opposants de fait ou des obstacles pratiques comme les déserts médicaux. Laura Ferrara, eurodéputée italienne, regrette un accès de fait limité malgré l’autorisation de 1978 : « Même si on a une loi depuis longtemps qui donne la possibilité aux femmes d’avorter, c’est vrai que dans beaucoup de régions, on a beaucoup de gynécologues objecteurs de conscience, et cela oblige certaines femmes à aller soit dans d’autres régions en Italie, soit à l’étranger. » Sans compter que ces déplacements ne concernent que les personnes qui en ont les moyens. Ainsi, malgré une avancée globale, des contraintes persistent au niveau national et dans la pratique. Pour reprendre l’exemple français, malgré une institutionnalisation assumée, se pose toujours la question du terme choisi : parle-t-on d’un droit ou d’une libérté du recours à l’avortement ?
UNE PRÉFÉRENCE NATIONALE ?
Depuis la création de l’Union européenne, se posent les questions d’homogénéité culturelle et historique, notamment entre ceux qui ont formé l’Europe à ses débuts et les pays qui contribuent à son élargissement. De fait, les pays européens sont le fruit d’histoires nationales propres où certaines caractéristiques à l’instar de la religion forgent encore les moeurs et l’appréhension de sujets comme l’avortement. Si aujourd’hui la majorité des pays européens ont dépénalisé ou légalisé l’avortement, cela ne signifie donc en aucun cas une homogénéisation des conceptions. A contrario, l’IVG et le droit à son accès intensifient les débats entre les différents pays membres, en témoigne la tentative – échouée – de l’inscription du droit à un avortement « sûr et légal » dans l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne le 7 juillet 2022. Les différences nationales se font ressentir et font sortir, une fois encore, la question de la supranationalité.
À quel point l’accès à L’IVG est-il un droit ? Face à des réalités de pratiques bien différentes, des eurodéputés comme Laura Ferrara en Italie ou Karen Melchior au Danemark ont demandé son inscription dans la charte des droits fondamentaux, juridiquement contraignante pour faire face à la montée de mouvements ultraconservateurs. Selon cette dernière « Il y a un mouvement ultraconservateur, très radicalisé, qui essaie de remettre en cause le droit d’indépendance des femmes. Les femmes doivent avoir le pouvoir de décider de leur propre corps. ». Un appel à la modification de la Charte qui est fait au nom du Pacte Simone Veil, pacte de signataires européens pour soutenir entre autres les droits sexuels et reproductifs.
Ainsi, si l’histoire d’un pays et son contexte politique influent sur le droit et l’accès à l’IVG, on peut établir une corrélation avec le succès de mouvements plus conservateurs et religieux et la réduction de l’accès à l’IVG. De fait, les pays où la religiosité est la plus élevée, la Pologne par exemple, sont aussi ceux où l’accès à l’IVG est le plus restreint comme le montre le graphique ci-contre. Les pays où la politique se veut davantage conservatrice et morale comme la Hongrie soutiennent de même une criminalisation de l’IVG pour soutenir ce qui serait une politique de natalité.
Plus loin encore, on peut peut-être établir un lien entre la dépénalisation de l’IVG, son niveau d’acceptation et d’éducation dans la société et la place des femmes et des minorités de genre. On assiste à une remise en cause en pratique du droit à l’IVG et par là de décisions personnelles de personnes individuelles.
De fait, les mouvements illibéraux européens s’inscrivent dans une dynamique globale de contestation des droits des femmes par des forces conservatrices selon Andrea Peto – spécialiste des études de genre et de l’illibéralisme.
UN POINT SUR L’AMÉRIQUE LATINE
On ne peut questionner la problématique européenne sans la comparer et la situer avec un autre continent. Fort de nos amis de l’IHEAL, c’est donc l’occasion de faire un point sur le droit à l’avortement en Amérique Latine. En sortant d’une perspective européanocentreée, on voit que le combat pour l’accès à ce droit continue dans le reste du monde. On parle donc d’une « vague verte » ou marea verde pro-avortement en Amérique du Sud qui prend de l’ampleur depuis les années 2000. Un foulard en hommage aux « Mères de la Plaza de Mayo » – manifestantes contre la dictature militaire en Argentine pendant les années 1970 – et une couleur verte, reflet de l’espoir et de la vie, voilà le symbole adopté par l’Argentine puis par le reste des pays latino-américains. Terres davantages conservatrices, l’avortement y est le sujet de nombreuses luttes féministes et pour les droits humains.
Des luttes qui commencent à porter leurs fruits puisque la Colombie a dépénalisé l’avortement jusqu’à 24 semaines de gestation – loi considérée comme la plus progressiste en Amérique Latine. La dernière victoire est celle au Mexique : la Cour suprême reconnaît institutionnel, depuis début septembre, le système juridique qui pénalisait l’avortement dans certains états.
C’est une lutte qui est pourtant loin d’être terminée : le Honduras a inscrit l’interdiction de l’avortement sous n’importe quelle condition dans la Constitution. Au Salvador, des poursuites peuvent être engagées pour « homicide aggravée », ce qui est passible de 50 ans d’emprisonnement. Tandis qu’au Brésil et en Bolivie, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de risques pour la vie de la mère, sa santé ou en cas de viol. Javier Milei, président fraîchement élu en Argentine, promet d’ailleurs l’abrogation de la loi légalisant l’avortement, faisant fi de toutes les récentes avancées. On retrouve ainsi des ressemblances de fait entre l’Amérique latine et l’Europe dans ces luttes pour les droits humains : une politisation et symbolisation de l’avortement, un combat contre des politiques conservatrices et des questionnements sur l’influence religieuse.
LA BULLE
Petit aparté pour préciser, de nouveau, que l’avortement est aussi un acte individuel et personnel, ce qui n’est pas à minimiser face aux enjeux politiques. Parce que, non considéré comme une nécessité sanitaire mais souvent politique et idéologique, il arrive que les prises en charge, même dans des pays où il est dépénalisé, soient difficiles. « Aucune femme ne recourt de gaité de coeur à l’avortement » disait Simone Veil lors de son discours le 26 novembre 1974 à l’Assemblée nationale. C’est donc aussi l’occasion de rappeler qu’en France, le planning familial reste à disposition des personnes qui ont besoin d’information, d’aide médicale ou de soutien psychologique, notamment sur ces questions – mais pas que – et que des équivalences existent dans d’autres pays.
POUR FINIR…
L’IVG, en Europe, comme dans le reste du monde est un débat qui reste politique quand beaucoup demandent une dépolitisation pour faciliter son accès. De fait, une politique pour le droit à l’IVG ne peut que s’accompagner de mesures d’éducation et d’instruction pour être efficace. Parmi les pays européens, c’est un droit à la fois controversé et soutenu qui ne manque pas de connaître des avancées face aux multiples obstacles sociétaux et pratiques.
Pour autant, l’IVG, pour ce qu’il représente et ce qu’il défend, est menacé de toute part. « Un pas en avant pour l’IVG et son accès légal, deux en arrière dans la pratique » : c’est le retour de bâton ou backlash de Susan Faludi. Toute avancée et progrès pour les droits des femmes s’accompagne de réactions conservatrices et les violences symboliques et physiques de la société.